« Tel est pris qui croyait prendre » :
les difficultés du recours aux préférences dans la théorie des nudges


Malik Bozzo-Rey


Résumé

Nous ne pouvons nier à quel point l’ouvrage Nudge de Sunstein et Thaler a permis la diffusion au sein de la société de l’idée selon laquelle une « bonne » politique publique devait s’appuyer soit lors de son élaboration, soit lors de son évaluation – voire les deux – sur les sciences comportementales. Par « bonne » politique publique, nous entendons ici une politique qui soit à la fois soucieuse du bien-être des personnes dont elle cherche à influencer le comportement (en le respectant et/ou en le maximisant), efficace et efficiente. Le nudge devient pour eux un outil privilégié – mais non exclusif – des politiques publiques efficaces et en accord avec le comportement et les attentes réels des individus. Un nudge s’inscrit dans une architecture de choix (un contexte de prise de décision), il amène un ou des individus à changer leur comportement de manière à améliorer leur situation (en termes de bien-être) mais sans pour autant réduire leur liberté de choix – c’est pourquoi Sunstein et Thaler parlent de paternalisme libertarien. Nous nous proposons dans cet article de prendre réellement acte de la volonté de Sunstein et Thaler d’associer à la nature même du nudge la capacité à améliorer le bien-être des individus tel qu’ils le conçoivent – « as judged by themselves ». Nous identifierons donc dans un premier temps le cadre théorique implicite des nudges dès lors qu’il s’agit de prendre en considération les préférences des individus pour ensuite, dans un second temps, interroger la possibilité même de cette démarche s’il s’agit d’assurer la cohérence interne des positions défendues par Sunstein et Thaler. Nous pourrons alors montrer à quel point le statut qu’ils donnent au critère du « as judged by themselves » est éminemment problématique puisqu’ils en font à la fois un critère d’évaluation des nudges et une justification du recours à l’interférence que représente le paternalisme, même s’il devait être libertarien.

Abstract

Sunstein and Thaler’s book Nudge has helped to spread the idea that ‘good’ public policy should be based on behavioural sciences, either in its development or in its evaluation – or both. A ‘good’ public policy means here a policy that is both concerned with the well-being of the people whose behaviour it seeks to influence (by respecting and/or maximising it), and effective and efficient. For them, nudge becomes a privileged – but not exclusive – tool for effective public policies that are in line with people’s real behaviour and expectations. A nudge is part of an architecture of choice (a decision-making context), leading one or more individuals to change their behaviour in such a way as to improve their situation (in terms of well-being) but without reducing their freedom of choice – which is why Sunstein and Thaler speak of libertarian paternalism. In this article, I propose to seriously consider Sunstein and Thaler’s desire to associate with the very nature of nudge the ability to improve the well-being of individuals as they see it – ‘as judged by themselves’. I will therefore begin by identifying the theoretical implicit framework at work in nudge theory when it comes to taking account of people’s preferences, and then go on to examine the very possibility of this approach if it is to ensure the internal consistency of the positions defended by Sunstein and Thaler. I will then be able to show to what extent the status they give to the criterion of ‘as judged by themselves’ is eminently problematic, since they make it both a criterion for evaluating nudges and a justification for resorting to the interference represented by paternalism, even if it were to be libertarian.

Citer cet article

Bozzo-Rey, Malik. 2023. « « tel est pris qui croyait prendre » : les difficultés du recours aux préférences dans la théorie des nudges ». Nomopolis 1.

INTRODUCTION

L’ouvrage Nudge de Sunstein et Thaler (2012) a eu un impact important au niveau de la méthodologie développée pour l’élaboration et l’évaluation des politiques publiques tout en suscitant d’importants débats à la fois au sein de la communauté universitaire mais également dans la sphère publique. Nous ne pouvons nier à quel point cet ouvrage et ce concept a permis la diffusion au sein de la société de l’idée selon laquelle une « bonne » politique publique devait s’appuyer soit lors de son élaboration, soit lors de son évaluation – voire les deux – sur les sciences comportementales (Sunstein et Thaler:38-40). Par « bonne » politique publique, nous entendons ici une politique qui soit à la fois soucieuse du bien-être des personnes dont elle cherche à influencer le comportement (en le respectant et/ou en le maximisant), efficace et efficiente. Il existe plusieurs tentatives de définition de ce qu’est un nudge qui sont plus ou moins précises(Sunstein et Thaler 2012; Hausman et Welch 2010; Hansen 2016; Mongin et Cozic 2018; Saghai 2013), néanmoins il nous semble pertinent de retenir les éléments suivants : tout nudge s’inscrit dans une architecture de choix (un contexte de prise de décision), il amène un ou des individus à changer leur comportement de manière à améliorer leur situation (en termes de bien-être) mais sans pour autant réduire leur liberté de choix – c’est pourquoi Sunstein et Thaler (2003) parlent de paternalisme libertarien. Il existe donc un « nudgeur » ou architecte de choix et un « nudgé ». Appliqué aux politiques publiques, l’enjeu réside bien dans le fait de réussir à influencer le comportement des individus, en s’appuyant sur leurs biais cognitifs et la méthodologie issue des sciences comportementales, sans leur imposer une quelconque obligation et sans que la sanction en cas de non-respect du nudge ne soit significative (condition de réversibilité) tout en ayant pour but d’augmenter le bien-être des individus visés par le nudge (condition de bienveillance).

Nous nous proposons dans cet article de prendre réellement acte de la volonté de Sunstein et Thaler d’associer à la nature même du nudge la capacité à améliorer le bien-être des individus tel qu’ils le conçoivent – « as judged by themselves » (Sunstein et Thaler 2012, 28; Van de Veer 1986). Nous identifierons donc dans un premier temps le cadre théorique implicite des nudges dès lors qu’il s’agit de prendre en considération les préférences des individus pour ensuite, dans un second temps, interroger la possibilité même de cette démarche s’il s’agit d’assurer la cohérence interne des positions défendues par Sunstein et Thaler.[1]

I. « AS JUDGED BY THEMSELVES » : LA NÉCESSAIRE PRISE EN CONSIDÉRATION DES PRÉFÉRENCES

A. Le cadre théorie des nudges : bien-être et préférences individuelles

Sunstein et Thaler ne semblent pas s’intéresser à la délimitation du cadre théorique concernant les préférences dans lequel leur théorie s’inscrit. De la même manière, ils laissent un certain flou, probablement dommageable, quant à une explicitation de la conception de l’individu qu’ils utilisent, de la conception de la normativité qu’ils déploient ou encore à propos des angles morts inhérents à la méthodologie qu’ils utilisent. En ce qui nous concerne ici, il nous apparaît assez clairement qu’ils adoptent une perspective conséquentialiste (il s’agit de considérer la qualité des conséquences des actions des individus à travers les différentes décisions qu’ils prennent) et utilitariste welfariste (la finalité des nudges est d’augmenter voire de maximiser le bien-être des individus auxquels ils s’appliquent).

Au sein des utilitaristes contemporains, nous pouvons identifier trois conceptions du bien-être (Mulgan 2014; 61-92). La première définit le bien-être comme un état mental possédant une valeur intrinsèque positive ou négative ou une expérience : la valeur de ma vie dépend de ce que je ressens ou de mes expériences. Il s’agit de l’hédonisme (Lazari-Radek et Singer 2014; Griffin 1986). La deuxième considère que seul ce que l’on préfère ou désire à de la valeur ; une vie est donc bonne dans la mesure où nos préférences sont satisfaites. Il est évident qu’un utilitarisme des préférences partage des points communs avec l’hédonisme puisque satisfaire mes préférences est ce qui me procure du plaisir. Mais les préférences permettent de rendre compte de plaisirs provenant de ce que je n’éprouve pas moi-même (dans le cas de l’empathie par exemple) ou si j’éprouve du plaisir dans la douleur (dans le cas du masochisme) (Hare 2020). Celles-ci sont des conceptions subjectives du bien-être. La troisième et dernière conception se veut quant à elle objective, c’est pourquoi nous parlons de « liste objective » : il s’agit en effet de proposer une liste de choses qui sont bonnes pour tout le monde, indépendamment de ce que tel ou tel individu va ressentir ou préférer (Griffin 1986, 42; Kagan 1997, 29-39; Parfit 1984, 493-502; Mulgan 1994, 84).

Le cadre théorique le plus adéquat pour rendre compte des préoccupations de Sunstein et Thaler est celui, implicite, d’un utilitarisme des préférences. L’élément fondamental de ce dernier est qu’une préférence a une valeur intrinsèque et qu’elle est en elle-même ce qui permet aux individus d’améliorer leur bien-être. Les préférences en question ont donc une valeur intrinsèque et sont constitutives du bien-être en tant que telles et non une valeur instrumentale. Cela implique que seules mes préférences peuvent améliorer mon bien-être. Mais elle soulève une difficulté théorique à justifier le paternalisme, même libertarien, puisqu’il présuppose que quelqu’un sait mieux que moi ce qui est bien pour moi, ici ce qui est en mesure de satisfaire mes préférences (Dworkin 2014). Ceci suppose que d’une manière ou d’une autre, les individus peuvent se tromper sur ce qui peut les satisfaire, ce qui peut améliorer leur bien-être. Devons-nous déceler ici une contradiction chez Sunstein et Thaler puisque la satisfaction des préférences est un critère pour identifier et justifier un nudge et que ce sont les individus qui sont présentés comme étant les plus à même de juger ce qui est bien pour eux ?

Enfin, il nous faut également garder à l’esprit que dans le cadre théorique qu’ils proposent, le recours à l’utilitarisme des préférences est un moyen de justifier le paternalisme libertarien puisque celui-ci repose sur le bien-être des individus. Sunstein et Thaler affirment ainsi :

Nous souhaitons dans ce chapitre proposer une forme spécifique de paternalisme, libertarien dans l’esprit, qui s’appuie sur les travaux empiriques concernant la formation des préférences et le bien-être et que tous ceux qui sont attachés à la liberté de choix fondée soit sur l’autonomie, soit sur le bien-être devraient être en mesure d’accepter[2]. (Sunstein et Thaler 2006, 233)

La structure même de l’argumentation de Sunstein et Thaler rend donc nécessaire de s’appuyer sur le point de vue des individus concernant leurs préférences. En d’autres termes, le « as judged by themselves » a clairement une valeur instrumentale qui vise à contrer par avance le fait que l’architecte de choix pourrait, via les nudges, influencer le comportement des individus non pas en fonction de leurs propres valeurs mais en fonction de son propre système de valeurs (reflétant ici des préférences qui prennent corps dans des actions).

B.  Avantages et défis d’une telle conception

D’un autre point de vue, le choix d’un utilitarisme des préférences est particulièrement utile à Sunstein et Thaler puisque contrairement à l’hédonisme, il est (supposément) beaucoup plus facile de mesurer les préférences, à partir du moment où l’on considère qu’elles sont révélées par les actions des individus. Nous voyons bien l’intérêt d’une telle conception lorsqu’il s’agit, par exemple, d’élaborer des politiques publiques. Les institutions devraient alors être pensées de manière à permettre aux individus de satisfaire leurs propres préférences, ce qui aurait pour conséquence une amélioration de leur bien-être. Nous voyons bien alors à la fois l’intérêt et la difficulté que soulève le recours à l’utilitarisme des préférences pour Sunstein et Thaler : cela permet de justifier l’élaboration de politiques publiques s’appuyant sur les nudges tout en défendant une vision « douce » du paternalisme. Mais peut-on en même temps faire reposer la nécessité des nudges sur l’irrationalité des décisions des individus pour améliorer leur bien-être et justifier ces mêmes nudges par la capacité des individus à savoir ce qui est le mieux pour eux ?

Par ailleurs, pour être cohérents, il faudrait également que Sunstein et Thaler soient en mesure d’apporter des réponses satisfaisantes aux critiques formulées à l’encontre de l’utilitarisme des préférences. La première concerne le champ d’extension de ce qui doit être considéré comme une préférence. La deuxième cherche à savoir s’il est nécessaire que nous sachions que nos préférences sont satisfaites. Et la troisième se demande s’il est possible de quantifier et de mesurer nos préférences. Tout d’abord, il s’agirait donc de savoir si la satisfaction d’une préférence, y compris bien sûr quand elle est identifiée comme telle par l’individu concerné, augmente nécessairement le bien-être de ce même individu. Nous pouvons en effet et assez facilement imaginer que la satisfaction de certaines préférences est ou peut-être dommageable. Par exemple, considérons que je souhaite que la pauvreté disparaisse ou qu’il n’y ait plus de guerre ou encore que nous puissions aller vivre sur d’autres planètes. Supposons que toutes ces préférences sont satisfaites. Apparaît alors une autre question : cela améliorera-t-il mon bien-être ?

Un autre problème bien connu est celui de savoir comment déterminer le bien-être des individus, comment le comparer et par conséquent comment mesurer la satisfaction des préférences. Ce point est important puisqu’il devrait pouvoir permettre d’évaluer l’efficacité d’un nudge. Or faut-il, par exemple, privilégier la quantité de préférences satisfaites ou leur qualité ? Une vie est-elle préférable (c’est-à-dire engendre-t-elle plus de bien-être) si un maximum de préférences sont satisfaites en faisant abstraction de leur qualité ? Se pose alors ici la question de l’uniformité des préférences individuelles : dois-je prendre en considération uniquement la satisfaction individuelle ou dois-je me poser la question de savoir si un nudge va augmenter ou réduire le bien-être dans son ensemble pour la population visée par le nudge ? Devons-nous considérer que la satisfaction d’une préférence est nécessairement supérieure en termes de bien-être par rapport à la frustration en termes de mal-être ? Ces questions peuvent paraître abstraites mais elles sont loin d’être anodines s’il s’agit de construire un édifice conceptuel cohérent concernant les nudges. Sunstein et Thaler semblent vouloir contourner quelque peu le problème en insistant sur le fait qu’il ne faut pas restreindre le nombre de choix offert aux individus lorsqu’ils sont soumis à un nudge.

Le dernier point que toute théorie cohérente du nudge, à partir du moment où sa finalité consiste à promouvoir le bien-être des individus as judged by themselves tels qu’ils le conçoivent), doit pouvoir éclaircir est la distinction entre différents types de satisfaction de préférence. Ainsi, nous pouvons nous demander s’il existe des préférences désirables et d’autres non désirables, des préférences qu’il faut satisfaire et d’autres qu’il faut, au contraire, ne pas satisfaire ? A la suite de Tim Mulgan et de son analyse, considérons les exemples suivants (Mulgan 2014, 80-82).

Vous vous promenez tranquillement dans les bois quand je vous accoste et vous menace de vous torturer si vous ne me donnez pas 100 euros. Face à cette situation, vous allez (très probablement) préférer ne pas être torturé plutôt que garder 100 euros. Autrement dit votre préférence de ne pas souffrir est plus forte que celle de conserver votre argent. Si vous me donnez 100 euros, je vais donc satisfaire l’une de vos préférences, en l’occurrence la plus forte et ainsi augmenter le niveau global de satisfaction de vos préférences. Mais, même si j’ai satisfait votre préférence la plus forte, il serait difficile de défendre l’idée que j’ai amélioré votre vie. Quel juge accepterait de ne pas me condamner sous prétexte que j’ai satisfait votre préférence de ne pas être torturé ? Probablement car j’ai moi-même engendré l’actualisation et l’effectivité de cette préférence. Votre vie aurait probablement été meilleure si je ne vous avais pas menacé de torture. Par conséquent, nous ne pouvons pas affirmer que de manière générale et dans tous les cas la satisfaction d’une préférence améliore la vie d’un individu. Inversement, il se peut que ne pas satisfaire les préférences d’un individu lui permette d’avoir une vie meilleure. Imaginons que vous ayez un enfant qui refuse d’aller à l’école – nous mettons ici de côté la question de l’obligation légale d’aller à l’école – mais qu’en tant que parent vous le forciez à aller à l’école. Clairement, vous ne satisfaites pas sa préférence. Mais en ne la satisfaisant pas, vous ouvrez son champ de possibilités futures et donc la satisfaction d’autres et de nouvelles préférences : ne pas avoir satisfait cette préférence initiale de ne pas aller à l’école a pour conséquence d’améliorer (à terme) la vie de votre enfant. Par conséquent, la non-satisfaction d’une préférence peut permettre d’améliorer le bien-être global d’un individu.

Certains pourraient reprocher la trivialité de ces exemples, il n’en est pourtant rien car ils mettent en exergue des questions épineuses pour les défenseurs des nudges. Commençons par la plus évidente : existe-t-il une différence entre ces deux exemples ? Quelle place accorder à une préférence dont nous n’avions pas conscience mais qu’une situation révèle ? Par exemple, quel statut accorder à la préférence révélée par le nudge dans le cas de l’exemple de la cafétéria ? Lorsque je souhaite satisfaire des préférences, dois-je m’appuyer uniquement sur des préférences « isolées » et temporellement déterminées pour évaluer le bien-être que leur satisfaction procure, c’est-à-dire finalement pour conclure qu’une vie satisfaite est préférable à une autre ou moins de préférences sont satisfaites, ou dois-je considérer les préférences d’un point de vue global et tenter de définir quelle vie est globalement préférable ? Quel critère utiliser pour justifier la décision de préférer une vie courte mais intense à une vie plus longue où seules quelques préférences seront satisfaites mais à chaque fois ? Si je préfère une vie courte, donc avec un nombre global moins important de préférences satisfaites, nous pouvons émettre l’hypothèse que, finalement, la satisfaction des préférences n’est ni l’unique critère, ni le critère le plus important mobilisé dans ma prise de décision. La tension possible réside dans les rapports potentiellement conflictuels entre un jugement individuel utilisé comme critère du bien-être (qui peut exclure le critère de satisfaction des préférences pour définir ce qu’est une vie bonne) et le fondement même d’un utilitarisme des préférences (qui repose sur la satisfaction des préférences comme critère de la vie bonne). Concernant les nudges, il est donc légitime de se poser la question suivante : le « as judged by themselves » de Sunstein et Thaler contient-il en lui-même sa propre contradiction ?

C. Le contenu substantiel des préférences

Cette question en appelle une autre : quel est le contenu des préférences des individus telles qu’ils les conçoivent ? A ce titre, il est intéressant de se pencher précisément sur les rapports que nos auteurs entretiennent avec le concept de préférences (Grüne-Yanoff 2012, 641-644). De manière générale, ils rejettent la conception classique des préférences utilisée dans l’économie du bien-être (« welfare economics »). Leur raisonnement fonctionne en deux temps. Tout d’abord, ils s’interrogent sur la nature ontologique des préférences :

Si l’organisation des alternatives a un effet significatif sur les choix des consommateurs alors leur véritable « préférence » n’existe pas en principe. (Sunstein et Thaler 2003, 1164)

Une telle affirmation est au minimum problématique : en effet, si la justification d’une intervention paternaliste libertarienne s’appuie sur l’idée que les individus peuvent, en raison de biais cognitifs, ne pas agir en fonction de leurs propres intérêts tels qu’ils les définissent et que justement cette intervention va permettre d’augmenter leur bien-être « as judged by themselves » alors il est nécessaire de se doter d’une conception des préférences individuelles sur laquelle s’appuyer.

L’affirmation fausse est que la plupart des gens, font la plupart du temps des choix qui sont dans leur meilleur intérêt ou, au moins, sont meilleurs – selon eux – que les choix qui seraient effectués par de tierces parties. (Sunstein et Thaler 2003, 1163)

Dans ce cadre, il est primordial de ne pas s’appuyer sur une conception des préférences révélées puisque, précisément, la justification s’appuie sur l’idée que les préférences révélées peuvent ne pas être en accord avec les préférences auxquelles les individus disent adhérer. Mais alors de quelles préférences parlent Sunstein et Thaler ?

Dans certains cas, les individus font des choix qui ne maximisent pas leur propre bien-être ; ils prennent des décisions qu’ils changeraient s’ils avaient des informations complètes, des capacités cognitives illimitées et s’ils étaient capables de se maîtriser. (Sunstein et Thaler 2003, 1162)

Ceci doit également être complété par :

Dans un certain nombre de cas, les consommateurs ne disposeront souvent pas de préférences bien formées, c’est-à-dire de préférences solidement ancrées et préexistantes. (Sunstein et Thaler 2003, 1164)

Par conséquent, il faudrait reconstruire les préférences que les individus auraient dans une situation idéale afin qu’elles soient « bien formées ». Mais comment pourraient-elles être « bien formées » ? En disposant d’une « information complète » ? Très bien, mais il faudrait alors préciser ce qu’ils entendent exactement par là. Cela présupposerait en effet qu’il pourrait exister une description de la réalité totalisante au point de ne souffrir d’aucune alternative et d’être acceptée par tous, ce qui semble difficile à maintenir théoriquement, philosophiquement et pratiquement (Broome 1997, 107-115). De plus, il faudrait également éviter toute circularité dans le raisonnement :

Quels désirs améliorent le bien-être ? Réponse : ceux qu’une personne avisée et pleinement informée aurait. Question : quels désirs aurait une personne avisée et pleinement informée ? Réponse : ceux qui améliorent le bien-être. (Mulgan 2014, 75)

Mais supposons qu’un groupe valide une telle connaissance de la réalité et qu’elle engendre des préférences particulières pour ce groupe ; le bien-être de chaque individu serait alors défini par une préférence de groupe et non par une préférence subjective. Ils ajoutent des « capacités cognitives illimitées ». Fort bien, mais à nouveau, qu’entendent-ils exactement par-là ? Font-ils référence aux Econs, dont ils admettent qu’ils n’existent pas ? Nous invitent-ils à une expérience de pensée et à faire comme si les individus pouvaient disposer de « capacités cognitives illimitées » ? Enfin, même si cela était le cas, nous ne sommes pas sûrs de comprendre en quoi cela assurerait nécessairement l’existence de préférences « véritables » et « bien formées », sauf à s’appuyer sur une rationalité qu’ils révoquent par ailleurs. Enfin, les individus ne devraient pas manquer de maîtrise de soi. Ce dernier point s’expose à la même question que les précédents : qu’est-ce qu’il s’agirait exactement de contrôler et pourquoi ajouter cette troisième caractéristique ?

Supposons que ces trois éléments permettent de reconstruire ce que serait – ou ce qu’aurait été – la préférence d’un individu dans une situation idéale, un problème apparaît : cette reconstruction n’est pas conforme à une conception subjective du bien-être (Rosati 1996, 307-308) et semble donc empêcher toute velléité à s’appuyer sur un bien-être des individus « as judged by themselves ».

Nous avons bien vu que pour l’utilitarisme des préférences, le seul moyen d’améliorer le bien-être des individus est de satisfaire leurs préférences. Telle sera donc la condition nécessaire pour qu’un nudge soit justifié et suffisante pour qu’il soit efficace. Mais la réflexion ne peut s’arrêter ici : Sunstein et Thaler doivent encore faire face à, au moins, deux questions : comment s’assurer qu’un nudge satisfait une préférence ? Et comment un architecte de choix pourrait-il les connaître ?

II. ALLIER BIEN-ÊTRE ET PRÉFÉRENCES EST-IL POSSIBLE DANS LE CADRE DE LA THÉORIE DES NUDGES ?

A. Premier problème : connaître les préférences

Sunstein et Thaler soulignaient déjà dans Nudge que leur principal but était de « d’améliorer le sort des personnes effectuant des choix, selon leur propre conception ». Dans ces textes suivants, Sunstein a continué dans la même veine :

[…] telle l’étoile polaire pour les marins, les propres jugements des individus nous servent de guide. Précisons quelque peu les choses : le guide est le bien-être et les jugements des individus sont une bonne manière (même si elle est imparfaite) de tester la capacité des nudges à augmenter leur bien-être. (Sunstein 2020, 563)

Cependant, même si ce sont les propres jugements des individus qui doivent les guider, Sunstein et Thaler reconnaissent eux-mêmes juste avant cette affirmation que « les architectes de choix peuvent également avoir leur propre vision de ce qui pourrait améliorer le sort des individus » (Sunstein 2020, 563). Ces deux citations prises ensemble mènent à deux interprétations potentiellement problématiques, voire contradictoires (Sugden 2018, 10-11). En effet, semblent cohabiter deux idées : la première est qu’effectivement l’architecte de choix ne doit pas élaborer l’architecture de choix en fonction de ses propres jugements (et donc de ses propres valeurs) mais uniquement en fonction de ceux des personnes concernées par le nudge – la possibilité qu’il soit en désaccord avec ces jugements étant admise, possible voire probable. Rappelons-nous également qu’une telle affirmation entend contrer les critiques habituelles contre le paternalisme et légitimer, au moins partiellement, le recours aux nudges. Mais, puisque le critère avancé par Sunstein et Thaler semble être le bien-être effectif et actuel des individus, que ces derniers peuvent ne pas connaître, alors cela suppose que l’architecte de choix dispose d’un avantage épistémique sur les individus : il serait en mesure, peut-être grâce à des experts de connaître le bien-être effectif de chaque individu potentiellement concerné par un nudge. Même si nous pouvons supposer que des experts puissent avoir accès à ce type d’informations et les lui transmettent, aucune raison n’est avancée pour obliger l’architecte de choix à prendre ces données en considération, rien ne semble donc l’empêcher de tenter d’imposer son propre système de valeurs. En avançant, par exemple, qu’il ne s’agit non pas d’une imposition mais d’une extension rationnelle d’un système objectif de valeurs – qui s’avère par ailleurs être le sien. Ceci semble peu compatible avec l’idée qu’ils cherchent à combattre, à savoir qu’ils ne donnent pas l’impression de savoir ce qui est mieux pour les autres. D’autre part, la question qu’ils devraient affronter est celle de la dépendance contextuelle des préférences individuelles. En effet, si les préférences sont dépendantes du contexte, c’est-à-dire si le jugement d’une personne sur ce qui est le mieux pour elle dépend du contexte, alors il ne peut pas servir à déterminer le contexte adéquat pour déterminer le choix qu’elle devrait effectuer. Le raisonnement serait alors circulaire. Cependant, cela les obligerait à renoncer à une forme de réductionnisme méthodologique qui fait fi des relations sociales et qui considère une sorte d’individu isolé et désincarné. Plus concrètement, dans leur discussion sur la nécessité de recourir aux nudges pour favoriser des repas sains, le recours au critère du « as judged by themselves » est particulièrement peu clair :

Considérons le problème de l’obésité. Le taux d’obésité approche actuellement les 20% aux États-Unis et plus de 60% des Américains sont considérés en surpoids. […] De nombreuses preuves attestent que l’obésité accroît les risques de maladies cardiaques et de diabète, ce qui conduit fréquemment à une mort prématurée. Il serait assez fantastique de dire que tout le monde choisit d’avoir une alimentation saine ou simplement préférable à celle que pourrait engendrer l’usage de quelques nudges. […] Nous n’affirmons pas que tous les individus en surcharge pondérale n’agissent pas nécessairement rationnellement, mais nous récusons l’affirmation selon laquelle tous les Américains choisissent un régime alimentaire optimal. […] En matière de régime alimentaire, de tabac et d’alcool, les choix que font actuellement les gens ne peuvent pas raisonnablement être considérés comme le meilleur moyen de promouvoir leur bien-être. En effet, beaucoup de fumeurs, de buveurs et de gros mangeurs sont prêts à payer des tierces personnes pour les aider à prendre de meilleures décisions. (Sunstein et Thaler 2012, 26-27. Traduction modifiée)

Nous ne pouvons manquer d’être quelque peu interloqués par cette argumentation, surtout si nous la mettons en regard de l’affirmation selon laquelle les propres jugements des individus sont le guide suprême (Cartwright et Hight 2020; Sugden 2016). Analysons la structure de l’argument. Tout d’abord et de manière générale, il ne porte pas sur les choix irrationnels que pourraient faire les personnes obèses. Ensuite, l’obésité n’est pas souhaitable car elle entraîne des risques pour la santé et nous pouvons donc nous accorder sur le fait qu’il vaut mieux être en bonne santé plutôt qu’obèse. Par conséquent, nous devons inférer que les personnes obèses et américaines ne raisonnent pas correctement ou plus exactement qu’elles n’ont pas la capacité d’agir en fonction de leurs préférences. Enfin, l’affirmation énonçant que les personnes obèses ne font pas les choix les plus adaptés pour promouvoir leurs intérêts ne peut qu’être le fruit d’une évaluation extérieure à l’individu concerné. Cette analyse nous permet de conclure deux choses : d’une part le critère du « as judged by themselves » n’est pas le centre de l’argument et de surcroît, lorsqu’il est (faiblement) utilisé, c’est pour justifier la possibilité d’une intervention paternaliste, ce qui est l’exact opposé de ce que Sunstein et Thaler souhaitent et annoncent.

Vouloir allier dans une même théorie la nécessité d’un architecte de choix à l’exigence du « as judged by themselves » s’avère problématique et soulève la question ô combien épineuse de la comparaison du bien-être des personnes irrationnelles, ou plus exactement des individus qui prennent des décisions irrationnelles (selon les sciences comportementales). C’est-à-dire que pour mesurer si un nudge améliore véritablement le bien-être, il faut être en mesure de comparer les niveaux de bien-être des personnes (irrationnelles) avant et après qu’elles aient été nudgées. Ceci engendre une seconde question : puisque le bien-être semble devoir être évalué par les personnes elles-mêmes, le jugement des individus concernant leur bien-être est-il ex-ante ou ex-post ; autrement dit, auront-ils le même jugement concernant leur bien-être avant et après avoir été nudgés ? Dans tous les cas, ces deux préférences ou jugements sur le bien-être doivent pouvoir être mesurés et comparés (Voir notamment Cartwright and Hight 2020). En effet, le risque inhérent à toute approche s’appuyant sur une conception du bien-être ancrée dans le jugement subjectif des individus est de confondre la question épistémique et la question ontologique. La première cherche à identifier comment il est possible de connaître les préférences des individus à l’instant t, t+1 etc… alors que la seconde cherche à identifier les préférences qui doivent être prises en compte lorsqu’elles impliquent des individus qui évoluent avec le temps (Cartwright et Hight 2020, 38). Sunstein a beau considérer que « le critère [qui s’appuie sur les jugements des individus] sera la plupart du temps un guide suffisant» et que « si l’architecte de choix réussit effectivement à améliorer le sort des personnes qui effectue des choix en accord avec leur propre vision du bien-être, il semblerait alors n’y avoir aucune objection du point de vue du bien-être » (Sunstein 2015, 429), il n’en propose pas une analyse substantielle, or la figure de l’architecte de choix présuppose une telle connaissance pour évaluer l’efficacité du nudge mis en place. Finalement, la question pourrait se résumer à : quand peut-on dire qu’un nudge est un succès, qu’un nudge « marche ». Cette question est primordiale et il ne suffit pas que les individus changent leur comportement en fonction d’un nudge pour que nous puissions considérer que ce nudge est un succès. En effet, pour cela il faut que le nudge induise un changement de comportement et que ce changement améliore le bien-être des individus as judged by themselves.

B. Deuxième problème : justifier les nudges par le « as judged by themselves »

Il est intéressant d’analyser avec Cartwright et Hight (Cartwright et Hight 2020, 41-48) le sens, le contenu et la cohérence du « as judged by themselves » à travers trois cas qu’ils nomment « Cas simple », « Cas simple du futur moi » et « Cas standard objectif ». Prenons le premier cas, le « Cas simple ». Il est formalisé ainsi :

Une personne P considère à l’instant t0 – le moment où la décision est prise – qu’être nudgée à cet instant précis est dans son meilleur intérêt. (Cartwright et Hight 2020, 41)

Reprenons un célèbre exemple paradigmatique des nudges (Sunstein et Thaler 2012, 185-206) – et présenté comme l’un de ses plus gros succès – : considérons un employé – Pete – qui considère qu’il devrait être nudgé pour mettre de l’argent de côté grâce à un plan retraite adapté à sa situation. Il faut bien comprendre que l’argument repose sur l’idée que Pete agissait rationnellement, c’est-à-dire indépendamment des biais cognitifs auxquels son raisonnement est soumis, il épargnerait de l’argent. Cela revient également à dire que si Pete prenait le temps d’analyser rationnellement la situation, il arriverait à la conclusion qu’il est effectivement dans son intérêt d’être nudgé puisqu’il n’est pas capable de prendre la décision qui lui assurera une amélioration de son bien-être (sur le long terme et en supposant qu’il souhaite effectivement avoir une vie bonne, c’est-à-dire avec suffisamment d’argent, lorsqu’il sera à la retraite). Cet argument est-il cohérent ? Pas vraiment puisque l’alternative est la suivante : soit Pete pense effectivement qu’il est dans son intérêt et selon ses préférences de mettre de l’argent de côté pour sa retraite et, dans ce cas-là, le nudge est inutile puisqu’il ne ferait que confirmer une préférence qui existe déjà et n’aurait aucun impact sur la décision (et donc les actions) de Pete. Soit Pete considère qu’il est dans son intérêt de ne pas mettre de l’argent de côté et, dans ces cas-là, le nudge n’agit pas selon ses propres préférences puisqu’il prendrait une décision non conforme au bien-être tel qu’il le conçoit. Il n’est donc pas possible de considérer que le « as judged by themselves » s’applique à un individu au moment où il prend la décision. Seule l’introduction de la temporalité permet de donner un sens à la proposition de Sunstein et Thaler : ce n’est pas le Pete au moment de la prise de décision que l’on doit prendre en considération, mais un Pete dans le futur qui se dirait qu’il aurait été dans son meilleur intérêt d’avoir été nudgé. Le « as judged by themselves » ne fonctionnerait en quelque sorte que de manière rétroactive. Pour prendre une bonne décision – ou en tout cas considérer qu’il est légitime d’être nudgé – il faudrait faire comme si le Pete du futur était le Pete actuel qui prenait la décision.

Cartwright et Gight formalise cette proposition de la manière suivante :

Une personne P, considère à l’instant tn, qui se situe dans le futur, qu’elle est mieux lotie maintenant (c’est-à-dire à l’instant tn) car elle a été nudgée à t0, indépendamment des croyances de P à t0. (Cartwright et Hight 2020, 43)

Si nous reprenons le cas de Pete, cela semble logique : lorsqu’il part à la retraite, il considère effectivement que la meilleure décision à prendre à 25 ans est de mettre de l’argent de côté. Il ne peut que se réjouir à 55 ans de disposer de plus d’argent que s’il n’avait pas été nudgé à 25 ans pour adhérer à ce plan de retraite. Comment pourrait-on s’opposer à cela ? D’autant plus que cet exemple permet de donner un sens au « as judged by themselves », de justifier le recours au nudge et à sa forme particulière de paternalisme qui n’est alors plus problématique, puisque la personne nudgée admet rétroactivement qu’il était justifié qu’elle le soit. Mais est-ce aussi simple ? Est-ce aussi évident ? Cela présuppose en effet une stabilité des préférences de Pete dans le temps ou, plus exactement, qu’il est possible de comparer les niveaux de bien-être d’une personne qui est et d’une autre personne qui sera peut-être – probablement. Pete est-il capable de connaître à t0 les préférences qu’il aura à tn ? Allons plus loin dans le questionnement : s’il n’est pas en mesure de les connaître, comment l’architecte de choix qui est censé désigner le contexte dans lequel Pete doit prendre la décision à t0 en fonction des préférences de Pete à tn le pourrait-il ? Le seul moyen de comparer le bien-être de Pete à t0 et celui de Pete à tn nécessite de supposer que les préférences sont stables que Pete à tn aura exactement les mêmes préférences à t0. Mais qui pourrait affirmer ceci de manière certaine ? Les architectes de choix seraient-il devins ou omniscients ? Admettons néanmoins que cela soit possible, cela impliquerait que le nudge est élaboré non pas en fonction des préférences de Pete mais en fonction des préférences d’un autre Pete qui n’existe pas encore et dont nous n’avons pas les moyens d’évaluer ce qui pourrait constituer pour lui une décision qui améliorerait son bien-être tel qu’il le conçoit. Cela a-t-il vraiment un sens ? Cela est-il seulement possible ? Dans tous les cas, notre conclusion est la suivante : si Sunstein et Thaler étaient vraiment cohérents, il leur faudrait définir clairement la nature et le contenu des préférences individuelles tout en identifiant la manière dont elles influencent la décision des individus à l’instant t0 et pas en fonction de préférences futures. Une fois cela accompli, il leur faudrait encore expliquer comment effectuer des comparaisons inter-temporelles. Tentons une nouvelle approche : considérons qu’il est possible d’établir une liste objective et universalisable des préférences individuelles indépendamment du critère temporel.

Nous obtiendrions alors la formalisation suivante :

Une personne P, à un certain moment tn dans le futur, considèrerait selon un crtière axiologique indépendant de P, qu’elle est mieux lotie car elle a été nudgée à t0, indépendamment des croyances de P à t0. (Cartwright et Hight 2020, 47)

Cette formulation a l’avantage de s’affranchir de la capacité de Pete à évaluer s’il doit être nudgé à t0 mais de considérer que s’il était en mesure d’effectuer cette évaluation au même moment à partir d’un critère objectif, il accepterait d’être nudgé. L’espoir semble cependant de courte durée : il faudrait alors résoudre le problème inhérent à toute tentative de définition d’un – ou de plusieurs – critère objectif (Mulgan 2014, 83-89) : comment et qui doit élaborer un tel critère ? Si la réponse est l’architecte de choix – ou des experts auxquels il ferait appel – cela devient peut-être la pire solution pour Sunstein et Thaler : ce que l’on semble gagner en intelligibilité et en cohérence implique de renoncer à ce qui constitue l’un des éléments essentiels de la théorie du nudge –  à savoir que l’architecte de choix ne cherche pas à imposer son système de valeurs, qu’il ne sait pas ce qui est mieux pour les autres et que le paternalisme libertarien est une forme de paternalisme réellement différente et douce. Par conséquent, nous perdons alors la valeur même du « as judged by themselves » puisque, même si Pete pouvait évaluer la situation de son moi présent à l’aune de son moi futur à partir d’un critère objectif, ce critère est indépendamment et ne reflète pas nécessairement ses préférences que ce soit à l’instant t0 ou à l’instant tn.

C. Troisième problème : Nudge et système de préférences individuel

Dans la continuité de ce qui vient d’être dit, nous pouvons interroger la cohérence de la théorie du nudge par un autre biais. Les nudges sont souvent présentés comme une solution efficace et économe pour les décideurs publics lorsqu’ils cherchent à faire changer le comportement d’un grand nombre d’individus grâce aux politiques publiques. Un autre problème semble alors apparaître : la question de l’efficacité de telles politiques en termes d’influence sur les préférences individuelles. Le but d’un nudge est-il de changer momentanément ma préférence ou de changer de manière durable cette même préférence ? Nous voyons bien à nouveau à quel point la temporalité est importante, qu’il n’est pas possible d’évacuer cette question et qu’elle soulève au minimum des paradoxes pour tout défenseur des nudges.

S’il s’agit de changer momentanément la préférence, nous pouvons alors concevoir qu’il est nécessaire de constamment changer de nudges puisque la préférence perdure ainsi que le biais cognitif sur lequel s’appuie le nudge.  Dans ce cas, on cherche constamment à changer la préférence en reconnaissant que celle-ci perdure – ce qui suppose par ailleurs des préférences bien déterminées. Cela voudrait-il dire par exemple que le nudge ne fonctionne qu’en cas de préférence non déterminée ? Et comment dire qu’un nudge améliore le bien-être en fonction des préférences des individus si celles-ci ne sont pas déterminées donc pas connaissables ? La momentanéité du changement ouvre la possibilité d’un retour à un état pré-existant de la préférence. Mais inversement, si les préférences ne sont pas stables et qu’elles sont changées momentanément par le nudge, alors il faudrait aussi constamment changer de nudge puisqu’il n’y aurait aucune assurance de son efficacité, la préférence qu’il s’agit de changer n’étant elle-même que momentanée.

Justement, regardons de plus près cette question de changement ou d’influence sur les préférences (Grune-Yanoff et Hansson 2009). Luc Bovens (Bovens 2009) propose une analyse intéressante et interroge l’influence des nudges en tant que telle en se demandant dans quelle mesure ils peuvent réellement influencer nos préférences. Il pousse même son raisonnement un peu plus loin en considérant quelles seraient les conséquences si cela était vraiment le cas – ce qui va nous amener à une autre lecture de l’exemple Save More Tomorrow (et pourrait nous permettre de retrouver Pete) utilisé de manière paradigmatique par les défenseurs des nudges. Un nudge peut m’amener à accomplir une action que je ne crois pas être dans mon intérêt, par exemple lorsqu’un nudge va me pousser à épargner de l’argent pour ma retraite alors que je ne pense pas que cela soit nécessaire (Bovens 2009, 212). Si nous pouvons facilement identifier le résultat du nudge (j’épargne de l’argent), la véritable question se situe au niveau de l’impact sur mes préférences à partir du moment où j’intègre la question de la temporalité dans mon évaluation des nudges, autrement dit la question de la persistance des effets sur mes préférences. Mais qu’indique ma décision d’épargner de l’argent quant à mes préférences ? Mes préférences ont-elles changé ? Bovens a une réponse nuancée. Mes préférences ont bien changé puisque ma décision n’est pas la même. Après avoir été nudgé, j’ai bien une préférence (mettre de l’argent de côté pour ma retraite) que je n’avais pas avant. Mais il serait également possible de répondre que mes préférences n’ont pas réellement changé : je ne suis pas pour autant devenu une personne économe. En fait, un nudge a influencé une de mes décisions dont la manifestation est une action qui exprime une préférence momentanée ou temporaire qui n’est pas en accord, qui ne cadre pas avec la structure générale de mes préférences.

Je suis comme le renard et les raisins aigres. Le renard perd tout appétit pour les raisins qu’il ne peut pas atteindre. Même s’il ne veut plus de ces raisins, il continue d’être un renard qui en général aime les fruits d’été bien juteux. Donc sa préférence concernant l’action de manger les raisins dont il est question n’est pas cohérente avec ses préférences concernant le type d’actions qui consistent à manger des fruits d’été juteux (Bovens 2009, 212 en s’appuyant sur Elster 1983).

Autrement dit, lorsque j’épargne en raison d’un nudge et alors que je ne l’avais pas fait auparavant, j’accomplis bien une action que je souhaite faire car je préfère cette action à celle de ne pas épargner mais je ne souhaite pas l’accomplir car elle rentre en conflit avec la structure générale de mes préférences. Ou pour reprendre l’exemple de la cafétéria, je peux manger de la salade en raison du nudge qui change mon architecture de choix à l’instant t mais de manière générale, je préfère manger des hamburgers. Mon choix s’effectue sur la base d’une « personnalité fragmentée » (Bovens 2009, 212). La stabilité de mes préférences est mise à mal. Bien sûr, la solution résiderait en un changement global de ma structure préférentielle. Mais comment l’obtenir sinon en multipliant les nudges qui devraient alors influencer les architectures de choix dans lesquelles je me trouve de manière pérenne et cohérente de façon à ce que je ne prenne des décisions qu’en fonction d’une préférence même si celle-ci n’était pas la mienne au départ : être économe (dans l’exemple pris plus haut). Alors, le nudge non seulement influence ma décision à l’instant t mais change la structure générale de mes préférences de manière à ce que la préférence nudgée s’accorde avec l’ensemble de mes préférences à l’instant t+1, t+2 etc…, ce qui fait disparaître la fragmentation de ma personnalité. Mais cela fait apparaître deux autres points : la possibilité d’être nudgé sans que ce nudge soit efficace – ou plus précisément qu’il soit inutile – puisque j’agis déjà en fonction de la finalité de ce nudge ainsi que la question de l’imposition du système de valeurs de l’architecte de choix, que nous avons précédemment abordées. L’ultime solution serait une forme beaucoup plus dure de paternalisme qui viserait à imposer des choix indépendamment des préférences des individus et de la manière dont ils considèrent qu’ils peuvent améliorer leur bien-être. Or une telle solution est non seulement inenvisageable pour Sunstein et Thaler mais c’est précisément celle qu’ils veulent combattre grâce au nudge et à travers le paternalisme libertarien. Autrement dit, quelle que soit la manière dont on aborde la question, force est de constater qu’il est primordial pour une théorie comme le nudge de fournir une analyse détaillée de la conception des préférences qu’elle souhaite développer, à partir du moment où elle fait reposer sa justification sur le « as judged by themselves ». Or, nous devons conclure qu’il n’est pas possible de construire ou de reconstruire une telle cohérence à partir des éléments proposés par Sunstein et Thaler.

Conclusion

Le statut que Sunstein et Thaler donnent au critère du « as judged by themselves » est éminemment problématique puisqu’ils en font à la fois un critère d’évaluation des nudges et une justification du recours à l’interférence que représente le paternalisme, même s’il devait être libertarien.

La théorie des nudges repose sur un grand nombre de positions implicites : flou sur le sens exact des termes « préférence » et « bien-être » ainsi que la manière de mesurer et comparer ce dernier. La question de la temporalité, qui pourrait éventuellement offrir une voie prometteuse, est en fait évacuée des analyses. Tout ceci rend extrêmement fragile la défense des nudges, d’autant plus dans le cadre de politiques publiques. Nous pouvons donc retenir que pour faire reposer une théorie sur une conception subjective du bien-être, il est nécessaire de disposer au minimum d’un concept de préférence clair et d’une méthodologie ou d’un critère permettant de mesurer le bien-être ou au minimum d’être en mesure d’établir une comparaison inter-individuelle du bien-être ou, mieux, une comparaison inter-individuelle et inter-temporelle du bien-être.

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[1] Nous nous appuierons, notamment, sur les thèses développées dans notre article : Bozzo-Rey 2024.

[2] Sauf mention contraire, nous avons effectué les traductions.

L’auteur :

Malik BOZZO-REY est Directeur de recherche en éthique, Université Catholique de Lille.