Huit idées fausses sur les nudges
Cass R. Sunstein
Résumé
Il existe de nombreuses idées fausses sur les nudges et leur usage, et certaines d’entre elles sont très répandues. Par exemple, certaines personnes pensent que les nudges sont manipulateurs, qu’ils sont cachés ou dissimulés, qu’ils sont difficiles à définir, qu’ils portent atteinte à l’autonomie, qu’ils sont fondés sur une confiance excessive dans le gouvernement, qu’ils exploitent les biais comportementaux, qu’ils dépendent de la croyance que les êtres humains sont irrationnels et qu’ils ne fonctionnent qu’à la marge, qu’ils n’affectent pas les structures et qu’ils ne peuvent pas accomplir grand-chose. Il s’agit là d’erreurs. Les nudges sont généralement transparents plutôt que dissimulés ou sous forme de manipulation ; les nudges ne sont pas difficiles à définir ; les nudges respectent toujours, et souvent encouragent, l’autonomie ; parce que les nudges insistent sur la préservation de la liberté de choix, ils n’accordent pas une confiance excessive au gouvernement ; de nombreux nudges sont éducatifs, et même lorsqu’ils ne le sont pas, ils tendent à rendre la vie plus simple et plus navigable ; et certains nudges ont un impact assez important. Il est vrai que pour d’innombrables problèmes, les nudges sont à peine suffisants. Ils ne peuvent pas éliminer la pauvreté, le chômage et la corruption. Mais en soi, toute initiative individuelle – qu’il s’agisse d’une taxe, d’une subvention, d’un mandat ou d’une interdiction – a peu de chances de résoudre les grands problèmes. Les atténuer est déjà une réussite.
Abstract
There are many misconceptions about nudges and nudging, and some of them are widespread. For example, some people believe that that nudges are manipulative; that nudges are hidden or covert; that nudges are difficult to define; that nudges are an insult to human agency; that nudges are based on excessive trust in government; that nudges exploit behavioral biases; that nudges depend on a belief that human beings are irrational; and that nudges work only at the margins, do not affect structures, and cannot accomplish much. These are mistakes. Nudges are generally transparent rather than covert or forms of manipulation; nudges are not difficult to define; nudges always respect, and often promote, human agency; because nudges insist on preserving freedom of choice, they do not put excessive trust in government; many nudges are educative, and even when they are not, they tend to make life simpler and more navigable; and some nudges have quite large impacts. It is true that for countless problems, nudges are hardly enough. They cannot eliminate poverty, unemployment, and corruption. But by itself, any individual initiative – whether it is a tax, a subsidy, a mandate, or a ban – is unlikely to solve large problems. Denting them counts as an achievement.
How to cite
Sunstein, Cass R. 2023. « Huit idées fausses sur les nudges ». Nomopolis 1.
Les nudges sont des initiatives privées ou publiques qui orientent les gens dans des directions particulières tout en leur permettant de suivre leur propre voie (Thaler & Sunstein 2008 ; Thaler 2015). Un rappel est un nudge, tout comme un avertissement. Un GPS est un nudge ; une règle par défaut, qui inscrit automatiquement les gens dans un programme, est un nudge (Ebeling & Lotz, 2015). Pour être qualifiée de nudge, une initiative ne doit pas imposer d’incitations matérielles significatives (y compris des mesures dissuasives).
Les nudges se répartissent en deux catégories générales : les nudges éducatifs et les nudges architecturaux. Les premiers comprennent les avertissements, les rappels et la diffusion d’informations (comme les informations sur les calories, les avertissements sur les allergies, les rappels écrits concernant l’échéance des factures et les informations sur les économies de carburant). Les seconds comprennent l’inscription automatique, l’obligation de choisir, l’incitation à choisir[1], la simplification (par réduction des obstacles administratifs), ou encore la conception des sites web, des formulaires ou des magasins visant à mettre en évidence certaines options et à attirer l’attention sur elles. Qu’ils soient éducatifs ou architecturaux, les nudges se sont souvent révélés avoir un impact significatif et être très performants (Benartzi et al., 2017).
Une subvention n’est pas un nudge ; une taxe n’est pas un nudge ; une amende ou une peine de prison n’est pas nudge. Pour être considéré comme tel, un nudge doit préserver la liberté de choix. Si une intervention impose des coûts matériels importants aux personnes qui choisissent, elle peut bien sûr être justifiée, mais il ne s’agit pas d’un nudge. Certains nudges fonctionnent parce qu’ils informent les gens ; d’autres parce qu’ils rendent certains choix plus faciles et plus évidents ; d’autres encore s’appuient sur le pouvoir de l’inertie et de la procrastination. Certains nudges ciblent les individus (comme les étiquettes sur les calories), d’autres les entreprises (comme le Toxics Release Inventory ou le Greenhouse Gas Inventory) et d’autres encore tentent de produire des changements structurels (Sunstein, 2023).
Mon objectif ici n’est pas de célébrer ce que l’on sait déjà, ni de répondre aux nombreuses objections, clarifications et améliorations constructives (Thaler & Sunstein, 2021 ; Benartzi et al., 2017 ; Goldin & Lawson, 2016 ; Allcott & Kessler, 2015 ; Goldin 2015 ; Rebonato, 2012), mais plus modestement de répertorier huit erreurs et conceptions erronées courantes. Malheureusement, elles continuent à détourner l’attention tant dans le domaine public que dans les cercles académiques, et donc à bloquer les progrès à ce sujet.
Sans plus attendre[2]:
I. LES NUDGES SONT MANIPULATEURS
Certaines personnes ont objecté que les nudges étaient une forme de manipulation (Conly 2010). Mais pourquoi ? Quelle définition de la manipulation soutient cette objection ? Les gens sont-ils manipulés si on les avertit que certains aliments contiennent des fruits de mer ou des noix ? Sont-ils manipulés si on leur dit que s’ils dépassent la dose recommandée d’un médicament, quelque chose de grave risque de se produire ? Les gens sont-ils manipulés si on leur donne des informations sur la consommation de carburant des véhicules à moteur qu’ils pourraient acheter ? Un GPS ne manipule pas les gens (du moins, la plupart des GPS ne le font pas). Si l’on rappelle aux gens qu’ils ont un rendez-vous chez le médecin jeudi prochain, personne ne les manipule.
Certes, nous pourrions imaginer un avertissement graphique sur la dépendance aux opioïdes, ou sur l’utilisation des téléphones portables au volant, qui susciterait une peur ou un dégoût immédiat, ou qui joueraient intensément sur les émotions des gens ; on pourrait objecter que les incitations de ce type constituent une forme de manipulation (Barnhill, 2014). Pour savoir si c’est le cas, nous avons besoin d’une définition de la manipulation (Sunstein, 2015). Pour résumer une histoire (très) longue et complexe, les philosophes ont généralement convergé vers l’idée qu’une action est considérée comme manipulatrice si elle contourne la capacité des gens à délibérer rationnellement (ibid. ; Barnhill, 2014). Quel que soit le point de vue, la plupart des nudges sont loin de remplir cette condition. Il est vrai que certains nudges imaginables pourraient franchir la ligne, mais c’est très différent de l’affirmation selon laquelle les nudges sont manipulateurs en tant que tels.
II. LES NUDGES SONT CACHÉS ET DISSIMULÉS
Certains affirment que les règlements, les interdictions et les taxes présentent un avantage : ils sont transparents (Glaeser, 2006). Les gens savent de quoi il s’agit. Personne n’est trompé. En revanche, les nudges sont secrets et, en ce sens, sournois, constituant une forme de tromperie (ibid). Ils affectent les gens à leur insu.
Pour d’innombrables nudges, cette objection est incompréhensible. Un dispositif GPS est un nudge, et c’est tout à fait transparent. Ou encore, considérons les nudges éducatifs. Les étiquettes, les avertissements et les rappels ne sont pas du tout cachés ; s’ils l’étaient, ils ne fonctionneraient pas. Si une cafétéria propose des étiquettes sur les calories, elle ne cache pas ce qu’elle fait. Si les gens reçoivent un SMS leur indiquant que leurs médicaments sont prêts à la pharmacie, rien n’est caché. Lorsqu’un employeur inscrit automatiquement ses employés à un plan d’épargne, sous réserve d’une option de retrait, les employés sont informés de ce qui se passe ; rien n’est caché. (Si c’est le cas, il y a un problème ; le droit de retrait doit être clair).
Pourquoi alors des personnes intelligentes ont-elles objecté que les nudges sont cachés et dissimulés ? Cette objection est-elle justifiable ? L’une des possibilités est que lorsque des personnes participent à un essai contrôlé randomisé, elles n’en sont pas nécessairement informées (un essai randomisé pourrait ne pas fonctionner si les personnes sont informées des différentes conditions). Mais je soupçonne que la vraie réponse est que certains nudges fonctionnent même si ceux qui en sont affectés ne se concentrent pas sur eux, ou même n’y pensent pas. (Rebonato, 2012) Bien que ces nudges soient à peine cachés, les gens peuvent ne pas en être conscients, ou du moins ne pas être conscients de leurs objectifs et de leurs effets.
Par exemple, une cafétéria peut être conçue de manière à ce que les aliments sains soient les plus visibles et placés en premier, et les gens peuvent les choisir pour cette raison précise. Une telle conception n’est pas cachée – au contraire, elle devrait être évidente – mais les gens peuvent ne pas être conscients que leur cafétéria a été conçue de manière à promouvoir des choix sains. Certes, ils savent que les fruits sont plus visibles que les brownies, mais ils ne savent peut-être pas pourquoi, et leur décision de choisir un fruit peut être rapide et automatique plutôt que réfléchie. Il se peut aussi que les gens ne réfléchissent pas beaucoup aux règles par défaut qui accompagnent (par exemple) un contrat avec une société de location de voitures. Si les gens sont automatiquement inscrits à un certain type de régime d’assurance et qu’ils ont la possibilité de s’en retirer, ils peuvent très bien dire « ouais, peu importe » et se contenter d’accepter les règles par défaut (d’ailleurs, Nudge n’a identifié qu’un seul nouveau raisonnement heuristique, et c’est celui-ci : « ouais, peu importe »).
En ce sens, il n’est pas faux de dire que certains nudges peuvent fonctionner même si, ou peut-être parce que, les gens ne sont pas conscients qu’ils sont nudgés. Il convient toutefois de noter que de nouvelles données montrent que les effets de ces nudges ne sont pas diminués lorsque les gens sont informés de leur existence (Michaelsen et Sunstein, 2023). Bien que les recherches se poursuivent, la transparence sur l’existence et la justification des règles par défaut ne semble pas réduire leur impact en général (ibid. ; Bruns et al. 2016 ; Loewenstein et al. 2015). Pour certaines personnes, une telle clarté peut même accroître cet impact, en amplifiant le signal informationnel de certaines règles par défaut (Michaelsen et Sunstein, 2023 ; Mackenzie et al. 2006). Selon des hypothèses plausibles, le fait d’attirer l’attention sur la conception saine d’une cafétéria augmentera en fait l’effet de cette conception, parce qu’elle transmettra des informations utiles (mais il est certain que cela peut provoquer une « réaction » chez certains consommateurs).
III. LES NUDGES SONT MAL DÉFINIS ; ON NE SAIT MÊME PAS CE QU’ILS SONT
Certains se sont demandés si les nudges étaient bien définis. Ainsi, il semble exister tout un ensemble de personnes (ou bien est-ce ChatGPT ?) prêtes à passer beaucoup de temps à lutter contre un supposé problème de définition – en soutenant que nous ne pouvons pas savoir ce que sont les nudges, s’ils peuvent ou non inclure des interventions éducatives, s’ils peuvent ou non inclure des taxes et des amendes, et s’ils peuvent ou non inclure des interventions qui visent à réduire les externalités. Certains de ces travaux opposent les nudges à la réglementation, même si de nombreux nudges sont des réglementations (comme dans le cas d’une réglementation obligatoire sur l’économie de carburant).
Bien entendu, chacun peut définir les nudges comme il l’entend, mais il existe une définition standard et il est probablement préférable de s’y tenir. Encore une fois : un nudge est une intervention qui affecte le comportement tout en préservant la liberté de choix (sans modifier de manière significative les incitations matérielles et sans imposer ni interdire une option). Un nudge éducatif est un nudge. Un avertissement est un nudge. Une règle par défaut est un nudge. Un effort de réduction des externalités est un nudge de réduction des externalités. Il n’y a aucune raison de créer une controverse définitionnelle[3].
IV. LES NUDGES SONT UNE INSULTE À L’AUTONOMIE HUMAINE
Dans les sociétés libres, les gens sont traités avec respect. Ils sont autorisés à suivre leur propre voie. Certains objectent que les nudges sont gênants parce qu’ils traitent les gens comme de simples objets de contrôle officiel (cf. Waldron 2014).
Cette objection n’est pas fondée. L’un des principaux objectifs des nudges est de préserver la liberté de choix – et donc de maintenir l’autonomie (agency) des individus. Nous avons vu que de nombreux nudges sont sciemment éducatifs et qu’ils renforcent donc cette capacité ; pensons aux étiquettes sur les calories ou aux avertissements sur les risques associés à certains produits. Grâce aux informations, aux avertissements et aux rappels, les gens sont mieux à même de choisir leur propre voie. Les nudges non-éducatifs, tels que l’utilisation d’une architecture de choix sains dans les cafétérias ou les épiceries, permettent également aux gens de choisir comme ils l’entendent.
On pourrait peut-être affirmer que si l’objectif est de promouvoir l’autonomie, les règles par défaut sont problématiques. Mais comme ces règles sont omniprésentes dans la vie humaine, il n’est pas facile d’en faire un argument convaincant (Michaelsen et Sunstein, 2023). Serait-il judicieux de supprimer les règles par défaut du droit des contrats ? De dire que les employeurs, les hôpitaux et les banques n’ont pas le droit d’utiliser des règles par défaut ? En pratique, qu’est-ce que cela signifierait ? Ceux qui sont enclins à rejeter les règles par défaut par respect pour l’autonomie individuelle feraient bien de réfléchir aux innombrables contextes dans lesquels ces règles rendent la vie plus simple et plus navigable (nous reviendrons sur l’immense importance de la navigabilité dans un instant).
Un argument plus précis serait que, dans certains contextes, ceux qui accordent de l’importance à l’autonomie devraient insister sur le choix actif de préférences aux règles par défaut. Dans Nudge, Thaler et moi-même avançons exactement cet argument dans le contexte du don d’organes (Thaler et Sunstein, 203), en insistant sur le fait que lorsque les gens reçoivent leur permis de conduire, on devrait leur demander s’ils veulent être donneurs d’organes. Dans certains contextes, le choix actif est en effet préférable.
Notons toutefois que, parfois, les gens ne peuvent pas facilement choisir (parce qu’ils sont indécis ou manquent d’expertise) ou ne veulent tout simplement pas choisir (Sunstein, 2015) ; ils considèrent les règles par défaut comme une bénédiction. L’une des raisons est que les gens disposent d’un temps et d’une attention limités et qu’ils exercent leur propre autonomie en s’appuyant sur les règles par défaut. Si notre but est de respecter l’autonomie individuelle, nous serons donc enclins à favoriser ces règles pour cette raison (Sunstein 2017b). La question de savoir quand le choix actif doit être préféré aux règles par défaut, ou vice-versa, est complexe. Une piste de réponse simple, sur laquelle il faudrait en dire beaucoup plus : s’enquérir du coût des décisions et du coût des erreurs.
V. LES NUDGES REPOSENT SUR UNE CONFIANCE EXCESSIVE DANS LE GOUVERNEMENT
L’objection la plus intuitive à l’égard des nudges prend sa source dans la peur du gouvernement. Pour exprimer cette objection sous sa forme la plus nette, il suffit de supposer que les fonctionnaires sont incompétents, égoïstes, imprudents ou corrompus. Supposez que les dirigeants que vous préférez le moins sont ou seront aux commandes. Souhaiteriez-vous qu’ils utilisent des nudges ? Ou supposez que vous êtes très attentif aux problèmes du choix public soulignés par James Buchanan et ses disciples, ou au « problème de la connaissance », souligné par Friedrich Hayek et ses disciples. Si les groupes d’intérêt sont en mesure de pousser le gouvernement dans la direction qu’ils préfèrent et si les fonctionnaires manquent d’informations cruciales, vous pourriez alors dire avec insistance : n’utilisez pas les nudges ! La confiance dans les marchés privés pourrait sembler bien meilleure (Glaeser, 2006).
Effectivement, la science du comportement pourrait mettre cette conclusion en caractères gras. Il n’y a aucune raison de penser que les fonctionnaires sont à l’abri des biais comportementaux. Dans une société démocratique, le lien électoral implique qu’ils réagiront aux mêmes biais que ceux qui affectent les citoyens ordinaires (Kuran et Sunstein, 1999). Certes, des garde-fous structurels peuvent être utiles, surtout s’ils garantissent une large place à des experts qui s’appuient sur la science et portent une attention particulière aux coûts et aux avantages. Mais dans toute politique réelle, il est difficile d’éviter les distorsions comportementales.
Ces points sont justes et importants, mais s’ils sont considérés comme une objection à l’usage des nudges, ils se heurtent à un problème logique : une grande part de cet usage est inévitable. Tant que le gouvernement aura des bureaux et des sites web, il fera appel aux nudges. Si la législation établit le droit des contrats, de la propriété et de la responsabilité civile, il s’agira de nudges ne serait-ce que parce qu’elle établira des règles par défaut, qui déterminent ce qui se passe si les gens ne font rien. Comme l’a écrit Hayek lui-même, la tâche consistant à établir un système concurrentiel offre « en fait un champ large et incontestable pour l’activité de l’État », car « il n’y aucun système rationnel envisageable dans lequel l’État se contenterait de ne rien faire. Un système concurrentiel efficace a besoin d’un cadre juridique intelligemment conçu et continuellement ajusté, comme tout autre système » (Hayek, 1943).
Comme l’a compris Hayek, un État qui protège la propriété privée et fait respecter les contrats doit établir un ensemble d’interdictions et de permissions, y compris un ensemble de droits par défaut, établissant qui possède quoi avant le début de la négociation. C’est pourquoi il est inutile de s’exclamer « n’utilisez pas les nudges ! » – du moins si l’on n’embrasse pas un système anarchiste.
La deuxième réponse à ceux qui se méfient du gouvernement est que, parce que les nudges préservent la liberté de choix, ils offrent une soupape de sécurité contre les erreurs des fonctionnaires. Les partisans des nudges sont très attentifs au problème du choix public et au problème de la connaissance, ainsi qu’à la possibilité que les fonctionnaires fassent preuve de préjugés comportementaux. Nombre d’entre eux sont influencés par Buchanan et (surtout) Hayek. Si l’on se méfie du gouvernement, il faut se concentrer sur les lois, les interdictions, les subventions et les impôts. Certes, les nudges ne devraient pas être exempts d’examen, mais cela ne devrait pas être la priorité.
Il est vrai, bien sûr, que certains nudges sont facultatifs. Le gouvernement peut mettre ou non en garde les gens contre le tabagisme, la dépendance aux opioïdes et la distraction au volant. Il peut ou non chercher à protéger les consommateurs contre la tromperie et la manipulation. Il peut ou non entreprendre des campagnes d’éducation publique. Si vous pensez que le gouvernement n’est pas digne de confiance, vous voudrez peut-être qu’il évite au maximum l’usage des nudges. Dans l’abstrait, cette position ne peut être exclue. Les problèmes du choix public et le problème de la connaissance sont réels et importants. Sur la base d’hypothèses très pessimistes concernant les capacités et les intentions des fonctionnaires, et d’hypothèses très optimistes concernant les capacités et les intentions des acteurs privés, les nudges devraient être réduits au minimum (Glaeser, 2006). Mais les acteurs privés utilisent des nudges, et il est parfois dans leur intérêt d’exploiter les biais cognitifs, causant ainsi de graves préjudices à d’innombrables personnes (Akerlof et Shiller, 2016). Serait-ce une bonne idée d’interdire aux fonctionnaires de prendre des mesures pour réduire le tabagisme et la distraction au volant ? Quoi qu’il en soit, le bilan des nudges dans le monde réel est impressionnant si l’on mesure le succès à l’aune du rapport coût-efficacité (Benartzi et al., 2017).
Il est important que les nudges, comme d’autres interventions de ces fonctionnaires, soient soumis à des impératifs démocratiques, notamment la transparence, le débat public et le contrôle indépendant (y compris l’évaluation continue de leur fonctionnement dans la pratique). De telles contraintes peuvent réduire les risques (sans les éliminer). Le point fondamental est que ces risques sont bien plus importants avec d’autres outils, en particulier les lois et les interdictions.
VI. LES NUDGES EXPLOITENT LES BIAIS COMPORTEMENTAUX
Certaines personnes objectent que les nudges « exploitent » les biais comportementaux ou en « profitent ». En fait, certains définissent les nudges comme une exploitation des biais comportementaux (Rebonato 2010). Cela peut sembler très inquiétant. Mais l’objection est en grande partie erronée, et même si (là encore) les gens peuvent définir les termes comme ils le souhaitent, cette définition particulière prête à confusion.
De nombreux nudges ont un sens et aident les gens, qu’il y ait ou non un biais comportemental à l’œuvre. Un GPS est utile pour des personnes qui ne souffrent d’aucun biais ce type. La divulgation d’informations est utile même en l’absence de tout biais. Une règle par défaut simplifie la vie et peut donc être une bénédiction, qu’il y ait ou non un biais comportemental.
Comme le suggère l’exemple du GPS, de nombreux nudges ont pour objectif d’améliorer la navigabilité, c’est-à-dire de permettre aux gens d’atteindre plus facilement la destination de leur choix. Ces nudges partent du principe que la vie peut être soit simple, soit difficile à gérer, et que l’un des objectifs des nudges utiles est de promouvoir une navigation plus simple. J’aurais aimé que Nudge soit plus clair sur ce point et qu’il établisse un lien entre les nudges et l’idée centrale de navigabilité.
En même temps, il est vrai que certains nudges contrecarrent les biais comportementaux, tandis que certains nudges fonctionnent grâce à eux. Par exemple, de nombreux êtres humains ont tendance à souffrir d’un biais en faveur du présent, ce qui signifie qu’ils accordent relativement peu d’importance au long terme ; et beaucoup d’entre nous sont d’un optimisme irréaliste, ce qui signifie que nous avons tendance à penser que les choses se passeront mieux pour nous que la réalité statistique ne prévoie. Certains nudges tentent de contrecarrer le biais en faveur du présent et le biais optimiste, par exemple en soulignant les risques à long terme liés à la consommation de tabac et d’alcool, ou en suggérant l’importance de la planification de la retraite. De même, les règles par défaut fonctionnent en partie grâce à l’inertie, ce qui constitue sans aucun doute un biais comportemental. Mais il est trompeur de suggérer, par un effet rhétorique – au mauvais sens du terme – que les nudges « exploitent » de tels biais.
VII. LES NUDGES SUPPOSENT À TORT QUE LES GENS SONT IRRATIONNELS
Certaines critiques objectent que les nudges sont fondés sur la croyance que les êtres humains sont « irrationnels », ce qui serait donc à la fois insultant et faux[4]. Cette objection prend différentes formes.
Sous l’une de ses formes, l’objection est que si les gens s’appuient sur de simples raisonnements heuristiques et des déductions empiriques, il n’y a rien de mal à cela ; ces heuristiques et ces déductions fonctionnent bien, et il n’est donc pas nécessaire d’utiliser des nudges, qui ne peuvent qu’aggraver les choses. Sous une autre forme, l’objection insiste sur le fait que l’idée même du nudge est fondée sur des recherches psychologiques peu approfondies et sur un ensemble de pseudo-résultats issus d’expériences de laboratoire qui ne sont pas valables dans le monde réel. Sous une autre forme encore, l’objection est que les gens peuvent et doivent être éduqués ou « renforcés » (boosted) plutôt qu’encouragés. Dans ce qui me semble être sa meilleure forme, l’objection insiste sur le fait que les fonctions d’utilité des gens sont complexes et que des personnes extérieures pourraient ne pas les comprendre ; ce qui semble être de l’ « irrationalité » pourrait être leur effort, fait de compromis, pour atteindre un ensemble d’objectifs (Rebonato 2010). Un exemple banal : Les gens peuvent manger des aliments qui font grossir non pas parce qu’ils souffrent d’un biais en faveur du présent, mais parce qu’ils aiment beaucoup ces aliments. Un exemple moins banal : Une personne peut ne pas épargner pour sa retraite non pas parce qu’elle souffre d’un biais d’optimisme, mais parce qu’elle a besoin de cet argent maintenant.
Personne ne devrait douter que les raisonnements heuristiques fonctionnent généralement bien (c’est pour ça qu’ils existent) ; mais ils peuvent aussi manquer leur but. Dans ce cas, un nudge peut s’avérer extrêmement utile. De nombreux nudges sont développés en référence à des résultats comportementaux bien établis, démontrant que les gens s’écartent de la rationalité parfaite. Par exemple, les règles par défaut fonctionnent en partie grâce au pouvoir d’inertie (Johnson et Goldstein 2013) ; les rappels sont nécessaires et efficaces en partie parce que les gens ont une attention limitée ; les informations seront plus susceptibles d’influencer le comportement si elles sont présentées d’une manière qui tient compte des capacités imparfaites des gens en matière de traitement de l’information. Ces affirmations, ainsi que d’autres, sont fondées sur des preuves, tant en laboratoire que dans le monde réel (il est toujours possible que ces preuves soient formulées de manière imprécise ou qu’elles soient erronées dans des cas importants). Mais les partisans des nudges n’utilisent pas le terme « irrationalité ». En fait, ils l’abhorrent ; « rationalité limitée » est de loin préférable. Personne ne doute non plus de l’efficacité de l’éducation. Comme je l’ai souligné, de nombreux nudges sont éducatifs. Des efforts éducatifs plus ambitieux, tels que ceux visant à aider les gens à évaluer les risques, ou ceux visant à enseigner la culture statistique, sont généralement des compléments aux nudges, et rarement des substituts ou des alternatives. « Renforcer » les individus et utiliser les nudges peut aller de pair.
Il est également vrai (et extrêmement important) que les fonctions d’utilité des gens sont complexes et que les personnes extérieures peuvent ne pas les comprendre ; c’est l’une des raisons pour lesquelles ceux qui font usage des nudges insistent sur la préservation de la liberté de choix. Dans la mesure où l’usage des nudges est inévitable, il est inutile de soutenir qu’en raison de la complexité des fonctions d’utilité des gens, ils devraient être évités. Dans la mesure où cet usage est facultatif, il doit être entrepris en tenant compte du risque d’erreur et en s’efforçant soigneusement de veiller à ce qu’il favorise le bien-être des personnes et ne le compromette pas. Un dispositif GPS ne diminue pas le bien-être. En général, les informations sur les risques pour la santé et les charges financières potentielles accroissent le bien-être (Agarwal et al., 2013).
Bien entendu, les nudges doivent être testés pour s’assurer qu’ils font ce qu’ils sont censés faire (Halpern 2015 ; Thaler 2015). Certains nudges échouent. Lorsque c’est le cas, la bonne conclusion peut être que la liberté a fonctionné – ou que nous devrions trouver de meilleurs nudges (Sunstein 2017a).
VIII. LES NUDGES NE FONCTIONNENT QU’À LA MARGE ; CE SONT DE SIMPLES « AJUSTEMENTS » ET ILS NE PEUVENT PAS FAIRE GRAND-CHOSE
Si l’on demandait aux experts de dresser la liste des principaux problèmes mondiaux, nombre d’entre eux citeraient la pauvreté, la malnutrition et la faim, le chômage, la corruption, les maladies, le terrorisme et le changement climatique. D’un certain point de vue, les nudges sont une distraction malheureuse par rapport à ce qui pourrait réellement aider. En comprenant ce qu’est l’usage des nudges, nous pourrions avoir de nouvelles idées sur la façon de modifier les courriers adressés par les gouvernements aux citoyens, afin d’obtenir des augmentations statistiquement significatives des comportements souhaitables. Mais ce n’est pas grand-chose. Si les économistes comportementaux veulent apporter leur contribution, ne devraient-ils pas se concentrer sur des questions beaucoup plus importantes ? Ne devraient-ils pas se concentrer sur les structures plutôt que sur les comportements individuels ? Une objection connexe est que de nombreux nudges n’ont aucun effet. Si nous compilions une longue liste de nudges au cours des vingt dernières années, y compris ceux figurant dans des études qui n’ont jamais été publiées, nous pourrions constater que l’effet moyen est nul, ou presque.
Il est important de dire que les approches comportementales ne se limitent guère aux nudges ; les règlements, les interdictions et les incitations peuvent très bien avoir des justifications comportementales (Sunstein, 2023 ; Thaler et Sunstein, 2022 ; Thaler, 2017 ; Loewenstein et Chater, 2017 ; Conly 2010). Le programme politique des sciences comportementales n’est pas épuisé par les nudges (Thaler 2017 ; Sunstein, 2023). En tout état de cause, les nudges affectent souvent les structures, et non les comportements individuels (ibid.) Il est également vrai que certains nudges ne produisent que des changements modestes. Mais dans de nombreux domaines, les nudges se sont avérés beaucoup plus efficaces que d’autres types d’interventions, ce qui signifie que pour chaque dollar dépensé, ils ont eu un impact nettement plus important (Benartzi et al., 2017).
Quelle que soit la façon de les mesurer, les conséquences de certains nudges ne peuvent être qualifiées de modestes. Grâce à l’inscription automatique aux programmes de repas scolaires gratuits, plus de 11 millions d’enfants américains pauvres bénéficient aujourd’hui d’un petit-déjeuner et d’un déjeuner gratuits pendant l’année scolaire. La législation sur les cartes de crédit, promulguée en 2010, permet aux consommateurs américains d’économiser plus de 10 milliards de dollars par an ; une part importante de ces économies provient de nudges et d’interventions de type nudge (Agarwal et al. 2013). En ce qui concerne l’épargne, l’inscription automatique aux régimes de retraite a entraîné une augmentation massive des taux de participation (Thaler et Sunstein, 2023 ; Chetty et al., 2012 ; Thaler, 2016).
Supposons toutefois qu’en dressant une très longue liste de nudges, nous trouvions un effet moyen proche de zéro. Qu’en résulterait-il ? Pas grand-chose. Il se pourrait que si nous dressions une très longue liste de programmes de subventions, d’incitations fiscales, de sanctions pénales ou même de médicaments, sur une longue période, nous trouvions un effet moyen proche de zéro (certaines sanctions pénales sont légères, d’autres ne sont pas appliquées, de nombreux médicaments sont inefficaces). Comme nous l’avons vu, les nudges prennent de multiples formes, et il serait facile de concevoir des nudges qui n’auraient aucun effet (un avertissement confus et non saillant, par exemple). Pour des raisons évidentes, de nombreuses études non-publiées n’ont que peu ou pas d’effet. Des populations différentes, des types de nudges différents et des niveaux différents de saillance ou de réceptivité auront leur importance (la plupart des personnes qui vont à la pêche n’attraperont peut-être aucun poisson.) Nous devons en apprendre beaucoup plus sur tout cela.
Personne ne devrait douter que les nouveaux nudges, qui en sont à leurs débuts ou qui font l’objet de discussions, pourraient avoir un impact majeur. Si l’objectif est d’améliorer le respect des obligations fiscales, les nudges pourraient être utiles. Si l’objectif est de lutter contre la discrimination, les nudges pourraient être utiles. Si l’objectif est de réduire les émissions de gaz à effet de serre, l’inscription automatique aux énergies vertes peut avoir des effets importants (Ebeling et Lotz, 2015 ; Pichert et Katsikopoulos, 2008). Le crédit d’impôt sur les revenus gagnés est probablement le programme de lutte contre la pauvreté le plus efficace aux États-Unis, mais de nombreuses personnes éligibles n’en profitent pas. L’inscription automatique aurait des conséquences importantes sur la vie de millions de personnes. Rien qu’aux États-Unis, l’inscription automatique des électeurs pourrait transformer des millions de personnes en électeurs. La réduction des obstacles administratifs est extrêmement importante (Thaler et Sunstein, 2023). En ce qui concerne les problèmes les plus graves du monde, l’utilisation des nudges n’en est qu’à ses débuts. Nous en verrons beaucoup plus à l’avenir, et l’impact ne sera pas mince.
Il est vrai, bien sûr, que pour d’innombrables problèmes, les nudges sont à peine suffisants. Ils ne peuvent pas éliminer la pauvreté, le chômage et la corruption. Mais en soi, toute initiative individuelle – qu’il s’agisse d’une taxe, d’une subvention, d’un mandat ou d’une interdiction – a peu de chances de résoudre les grands problèmes. Les atténuer est déjà une réussite.
Bibliographie
Agarwal S, Chomsisengphet S, Mahoney N, Stroebel J. 2013. Regulating Consumer Financial Products: Evidence from Credit Card. Work. Pap., NBER
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[1] L’obligation de choisir (mandatory choice) rend le choix obligatoire de manière à ce que les individus doivent nécessairement se prononcer sans toutefois que la liberté de choix soit amoindrie (par exemple en matière de don d’organe). L’incitation à choisir (prompted choice), pour sa part, met en œuvre un processus répété de rappels visant à encourager et à faciliter le choix. Les deux s’opposent à une procédure dite opt-out dans laquelle les individus sont automatiquement inscrits dans une option (par exemple en tant que donneurs d’organes) et doivent faire des démarches pour se désinscrire (N.D.T.).
[2] J’aurai des choses à dire sur les questions de définition ; ces dernières années, de nombreux travaux ont été consacrés à ces questions. J’espère que la première phrase de cet essai est suffisamment claire, du moins si elle est éclairée par ce qui la suit immédiatement. Dans le même ordre d’idées, voir Nudge, p. 8 : « un nudge, dans le sens où nous utiliserons le terme, est tout aspect de l’architecture de choix qui modifie le comportement des gens d’une manière prévisible sans leur interdire des options ni modifier de manière significative leurs incitations économiques ».
[3] Je ne nie pas que l’on puisse trouver des cas limites. Un règlement sur la taille des portions est-elle un nudge ? Ce n’est pas évident.
[4] La version la moins charmante et la plus bizarre de cette affirmation est celle d’un psychologue allemand : « L’intérêt pour le nudge par opposition à l’éducation doit être compris dans le contexte politique spécifique dans lequel il est apparu. Aux États-Unis, le système d’éducation publique est largement considéré comme un échec, et le gouvernement s’efforce de trouver des moyens d’orienter de larges pans de la population qui savent à peine lire et écrire. Mais cette situation ne s’applique pas partout » (Gigerenzer 2015). Par où commencer ? Je me contenterai de noter que c’est rarement une bonne idée d’insulter le peuple de nations entières, ou de soutenir que de larges pans de leur population « savent à peine lire et écrire ». Les insultes de ce genre n’ont pas les plus honorables prédécesseurs en Europe. Outre sa sauvagerie, ce commentaire est d’autant plus bizarre que de nombreux nudges passent par des messages écrits et dépendent donc de la capacité à lire et à écrire.
Cet essai s’inspire, d’un essai précédent qu’il révise et met à jour: Misconceptions About Nudges, 2 J. Behav. Econ for Policy 61 (2018).
Traduit de l’anglais par Erwan Sommerer
Author :
Cass R. SUNSTEIN is Robert Walmsley University Professor, Harvard University.