L’usage des nudges dans les contrats électroniques
(articles 1125 à 1127-4 du Code civil) :
Une contestation de l’autonomie de la volonté ?
Sylvain Mercoli
Résumé
Technique issue des sciences comportementales, longtemps cantonnée à la sphère décisionnelle des pouvoirs publics, le nudge est un procédé incitatif employé, essentiellement sous forme marketing, par les opérateurs privés. Sous la forme d’une habile et discrète recommandation proposée au futur contractant – dans un contexte de contraintes souvent indépassables – le nudge exploite les biais cognitifs tout en contribuant au mirage d’une volonté qui resterait souveraine, alors qu’elle ne l’est plus tout à fait. Permettre qu’un choix soit préservé en offrant toujours à celui qu’il cible, la possibilité de refuser l’option privilégiée à son insu, tel est bien son but. Démultiplié par la généralisation des contrats électroniques, le nudge ne cesse de jouer sur l’étendue des comportements numériques afin de cibler les « besoins » réels ou prétendus des utilisateurs. Sous couvert de liberté, il influence le choix des contractants, alors que sous l’angle de la rationalité, l’obligation simplement suggérée ne fait que provenir d’un biais de la pensée. Pour autant, le nudge semble assez peu saisissable par les outils habituels du droit commun des contrats (obligation d’information précontractuelle, bonne foi ou théorie des vices du consentement), fussent-ils des contrats d’adhésion (contrôle des clauses abusives). La protection de la volonté souveraine du contractant semble aujourd’hui passer par la reconnaissance juridique de la technique du counter-nudging ou « contre-coup de coude ». Au sein de l’Union européenne (UE), la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et le règlement « DSA » ( « Digital services Act ») du 19 octobre 2022 de l’UE paraissent sonner le glas des nudges « agressifs » ( « dark nudging »), en posant le principe général de transparence du système de recommandation. Ce contrôle des nudges exercé dans le cadre de réglementation européenne deviendrait alors un des nouveaux piliers de la liberté contractuelle.
Abstract
Nudging, a technique in behavioral sciences which has long been confined to the decision-making sphere of public authorities, is now an incentive process used mostly by private organizations for marketing purposes. Through a clever and discreet recommendation to the future contractor – in a context of often insurmountable constraints – the nudge exploits cognitive biases while creating the illusion that the will remains free, even though it is not entirely the case anymore. The nudge’s goal is to seemingly give the person the possibility to refuse the preferred option by preserving a choice. Generalized by the multiplication of electronic contracts, nudging continuously uses digital behaviors in order to target the real or alleged “needs” of users. Under the view of freedom, it influences the choice of the contracting parties, while from the angle of rationality, the suggested obligation that arises only comes from a bias of thought. However, the nudge seems relatively difficult to grasp using the usual tools of common contract law (obligation of pre-contractual information, good faith or theory of defects of consent), even if they are adhesion contracts (control of unfair clauses). The protection of the free will of the contractor seems today to involve the legal recognition of the technique of counter-nudging. Within the European Union (EU), the case law of the Court of Justice of the European Union (CJEU) and the EU “DSA” (“Digital Services Act”) regulation of October 19, 2022 seem to sound a death knell for dark nudges (deceptive nudges), by establishing the general principle of transparency of the recommendation system. This control of nudges applied within the framework of European regulations could become one of the new pillars in freedom of contracts.
How to cite
Mercoli, Sylvain, 2023. « L’usage des nudges dans les contrats électroniques (articles 1125 à 1127-4 du Code civil) : une contestation de l’autonomie de la volonté ? ». Nomopolis 1.
Consentir au fonctionnement de cookies pour accéder à un site internet de son choix, accepter un paiement supplémentaire caché pour une assurance annulation, une livraison, une extension de garantie ou un abonnement plus long, recevoir l’envoi de courriels publicitaires non désirés, au moyen d’une option présélectionnée par défaut, générer une « boucle d’absurdité » (G. Koenig, 2022) afin de provoquer l’abandon de toute poursuite ou réclamation[1], telles sont quelques-unes des manifestations les plus connues des « nudges » (Thaler, Sunstein 2009) ou « coups de pouce », destinées à amener l’individu à modifier son comportement au moment de s’engager, spécialement lorsqu’il agit par voie électronique.
Technique issue des sciences comportementales et étudié par la sémiologie (Migliore, 2021), le nudge, longtemps cantonné à la sphère décisionnelle des pouvoirs publics, est aussi un procédé incitatif employé de longues dates, sous forme marketing, dans le secteur marchand. La force du nudge repose sur l’illusion d’une volonté qui resterait souveraine alors qu’elle ne l’est plus tout à fait. Toute l’habileté consiste, en effet, à permettre qu’un choix soit préservé, en offrant toujours à l’individu ciblé, la possibilité de refuser l’option privilégiée à son insu. Les nudges sont ainsi indissociables du traitement des biais cognitifs, lesquels sont présentés, selon Regis (2016), en psychologie sociale, sous la forme de quatre grandes manifestations principales : « l’effet de cadrage » c’est-à-dire la manière dont l’information est présentée (le « cadre ») pour influencer la préférence de chacun dans un contexte de prise de décision ; « l’heuristique de disponibilité » ou propension à évaluer la fréquence de certains faits sur la base de la facilité avec laquelle il est possible de se remémorer leur existence ou leur survenance ; « l’aversion au risque » en vertu de laquelle plus de poids est accordé aux pertes et aux désavantages qu’aux gains et aux avantages ; enfin « le biais rétrospectif » suivant lequel les individus tendent à surestimer la prévisibilité d’évènements passés une fois qu’ils savent comment ceux-ci se sont déroulés. S’appuyant sur tous ces ressorts, le nudge intervient donc pour faciliter la prise de décision des individus, soumis à une multitude d’informations au moment de s’engager. Tel un raccourci, il intervient subrepticement – sous forme d’adroites suggestions proposées au futur contractant – dans un contexte de contraintes souvent indépassables, comme le temps, les connaissances parcellaires et la capacité d’analyse nécessairement limitée. Réduit à l’essentiel, il s’agit, sous couvert de liberté, d’influencer le choix d’une partie : renforcer son engagement, faciliter sa compréhension de clauses ou prévenir les litiges. Formellement, les nudges peuvent être visuels – prenant l’aspect de couleurs, symboles ou images, afin d’attirer l’attention sur les éléments importants – verbaux – empruntant des formulations simples, des questions ouvertes ou des « feedbacks », pour encourager le dialogue et la coopération – mais aussi comportementaux – rappels, suggestions ou recommandations – pour inciter au respect des obligations déjà née ou à venir…
Sous l’angle de la rationalité que la théorie du Code civil veut bien reconnaître à tout contractant, on mesure alors tout l’intérêt de mettre au grand jour la technique d’incitation discrète qu’est le nudge, en se fondant, d’une part, sur ce que l’on sait en psychologie humaine et, d’autre part, sur la valeur de l’information qu’il cristallise. Les travaux de la science économique permettent, en effet, d’éclairer certains enjeux stratégiques, entourant l’information (Akerlof, Spence et Stiglitz 2001) affectant le choix des individus. Le modèle économique des principaux opérateurs du numérique, en particulier des « GAFAM » (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), repose sur la combinaison de masses de données, sur leurs utilisateurs et la généralisation d’algorithmes aussi puissants qu’opaques[2]. Saisies par le droit, ces vastes interactions se concentrent, pour partie, dans le régime de l’information à protéger au stade de la négociation précontractuelle. Si le savoir est ici source de pouvoir, le bénéfice attendu d’une information influencera directement l’équilibre recherché dans le contenu précis du contrat. Une fois organisé l’environnement du contrat, le nudge interviendra tel un maïeuticien dans l’univers numérique : l’individu désarmé aura accouché d’un consentement programmé à l’acte.
Le déploiement des nudges est consubstantiel au développement du commerce en ligne et repose sur un instrument, le contrat électronique visé aux articles 1125 à 1127-4 du Code civil. Analyser l’influence du nudge sur l’autonomie de la volonté, c’est aussi se concentrer sur les contrats les plus habituels du droit commun puisqu’ils sont le siège de la théorie général. En délaissant le champ des droits spéciaux, sauf à titre d’illustration, notre propos consistera surtout à démontrer l’emprise structurelle des nudges au cœur du droit commun et de son contrat électronique. Au fur et à mesure de la digitalisation des activités socio-économiques et de la diffusion du smart contract, lequel correspond à un protocole informatique qui exécute un ensemble de conditions prédéfinies sous la forme d’une boucle conditionnelle, comment ne pas remarquer que le recours aux nugdes a envahi la matière contractuelle, allant même jusqu’à suggérer la conclusion, d’une manière induite, de nouvelles obligation. Ainsi en est-il de l’acheteur, qui, au moment du paiement par carte bancaire, se voit proposer, sous la forme d’un encouragement soudain, à agir au profit d’œuvres caritatives, d’accepter « l’arrondi solidaire », soit un paiement augmenté à l’arrondie à l’unité supérieure au profit d’associations et autres fondations. En activant l’option proposée, l’altruiste de dernière minute ne fait-il autre chose qu’une donation, c’est-à-dire conclure un nouveau contrat ? On peut y voir ce fameux « coup de coude » imaginaire et presqu’imperceptible à destination du consommateur et de sa psyché. Le nugde de « l’arrondi solidaire » doit agir, en sorte que l’index de la main du contractant, hésitant, ne finisse par trahir une forme de repentance pour un achat, sinon compulsif, peut-être superflu au regard des malheurs de ce monde… Cette action de la main invisible des forces du marché du financement des œuvres caritatives, se saisissant de la puissance digitale du contractant, n’est en rien fortuite. Convaincre sans contraindre, tel est bien l’objet du nudge, opérant telle une force inconsciente sur la volonté de l’individu afin de l’influencer, sans en avoir l’air.
Cette incitation discrète permettra presque toujours de modifier le comportement de l’individu en détournant son attention lors de l’accès aux conditions contractuelles générales, par exemple[3]. D’un point de vue technique, le mode opératoire se réalise sous la forme d’une simple stipulation ou modalité. Mais il traduit en cela toute l’importance de la psychologie cognitive sur le jugement et les processus de prise de décisions, en présence d’un certain degré d’incertitude. Partant du constat que les individus s’écartent, de manière prévisible, des hypothèses de rationalité, la recherche comportementale (Sibony, Helleringer et Alemanno 2016) parvient à expliquer cette influence sur l’architecture du choix. Il s’agit presque toujours de modifier un comportement prévisible, sans toutefois interdire aucune option ou sans changer, de façon significative, ce qui les motive. La psychologie en droit, particulièrement étudiée par la doctrine nord-américaine (Regis 2016) y puise sa source. Son apport essentiel est d’interroger le modèle normatif du choix rationnel et de s’éloigner de certains postulats issus du « dogme » de l’autonomie de la volonté, philosophie juridique basée sur l’individualisme et le libéralisme, toujours prégnante dans la théorie française des contrats. Si c’est bien la liberté qui doit obliger l’individu (Carbonnier 1956) – nul ne pouvant être assujetti à des obligations qu’il n’a pas voulues – quel sens à ce principe confronté au pratique du nudge ? En présentant le contrat, comme un point d’équilibre réalisant la justice la plus élémentaire, que doit-on penser de l’obligation suggérée par le nudge ? Continue-t-elle à être juste par nature, si elle ne fait que provenir d’un biais de la pensée ? Carbonnier, dès 1949, dans un article intitulé « Études de psychologie juridique » affirmait déjà que « les phénomènes juridiques ne sont pas seulement des phénomènes collectifs, ils sont aussi des phénomènes individuels ». Dans cette perspective, intégrer les biais de la pensée humaine, tels que véhiculés par les nudges, revient à s’intéresser aux ressorts psychologiques venant influencer les capacités de jugement et d’engagement.
Le contractant ne peut plus être insensible à ces influences discrètes, destinées à le remettre, sinon dans le droit chemin, en tout cas dans celui voulu par l’utilisateur du nudge. D’évidence, la réforme du droit des contrats français, achevée en 2018, consacre bien d’importants tempéraments à la toute-puissance supposée de la volonté faisant prévaloir certains aspects du solidarisme contractuelle (Jamin 2001 ; Mazeaud 1999). Les nombreux contrats d’adhésion conclus sous forme électronique doivent désormais compter avec l’exigence générale de bonne foi ou encore la mise à l’écart des clauses abusives. Pourtant, la technique du nudge reste là, destinée à influencer nos comportements et à guider notre volonté. La souveraineté semble vaciller, d’autant que le nudge semble assez peu saisissable par les outils habituels du droit commun des contrats. L’entrée en vigueur du Règlement (UE) 2022/2065 du 19 octobre 2022, relatif à un marché unique des services numériques, dit « DSA » (« Digital Services Act » ), et notamment son article 14, propre aux « conditions générales », permet d’espérer que le contractant-internaute recouvre en partie sa volonté souveraine. Outre la délivrance d’un résumé intelligible, les promoteurs de ces clauses devront désormais renseigner les utilisateurs sur les outils de « prise de décision fondée sur des algorithmes […] dans un langage clair, simple, intelligible, aisément abordable et dépourvu d’ambiguïté, et sont mis à la disposition du public dans un format facilement accessible et lisible par une machine ».
Aussi bien l’objet de cette étude n’est pas de fournir une analyse des états de conscience ou d’inconscience, voire du subliminal, du contractant ainsi happé par le nudge. Notre propos est de circonscrire, en la cernant à l’aide des dispositions communes applicables à tout contrat, cette influence insidieuse altérant la liberté contractuelle. Car l’importance des nudges, sans cesse perfectionnés par la puissance d’algorithmes eux-mêmes de plus en plus sophistiqués, ouvre la voie à de nouvelles potentialités paraissant infinies. Il est de la nature même du nudge de s’adapter de façon dynamique et itérative au degré de rationalité préalablement déterminé des utilisateurs, fonction de leurs habitudes en ligne, pour forcer leur consentement. Appuyant sur le degré de distorsion de l’information, il joue sur l’étendue des comportements numériques pour cibler les « besoins » réels, ou prétendus, des utilisateurs, ce qui permettra de leur proposer des options par trop généreuses…
Cette manière « d’environner » le contractant, pour lui « faciliter » la prise d’une décision, peu intuitive ou difficile à énoncer, implique d’analyser la force du nudge pour inciter à la conclusion de l’engagement (I) et à s’intéresser à son emploi en tant qu’instrument de gestion des contrats de masse nés de l’adhésion (II).
I. LE NUDGE, INCITATIF A LA CONCLUSION DE L’ENGAGEMENT PAR VOIE ELECTRONIQUE
En tenant compte des particularités liées à la vitesse de circulation de l’information dans un cadre électronique, le droit français – sans déployer de règles spécifiques aux nudges – fournit un cadre général, celui de l’obligation d’information précontractuelle, insusceptible comme telle de déjouer les biais cognitifs (A). Les nudges, en tant que biais décisionnel, emportent-ils alors vices du consentement (B) ?
A. Le nudge : un manquement à l’obligation d’information précontractuelle ?
Par principe, le contrat électronique se forme de telle manière que les parties ne peuvent ignorer ce à quoi elles sont engagées, en sorte que le traitement d’un nudge n’échappe pas dans son essence à l’article 1126 du Code civil, selon lequel « les informations qui sont demandées en vue de la conclusion d’un contrat […] peuvent être transmises par courrier électronique si leur destinataire a accepté l’usage de ce moyen ». Le dispositif se poursuit ainsi : « si ces informations doivent être portées sur un formulaire, celui-ci est mis, par voie électronique, à la disposition de la personne qui doit le remplir » (article 1127, alinéa deux). Par suite, l’offre électronique, dans les limites précisées à l’article 1127-3 du Code civil ne peut être acceptée purement et simplement par son destinataire, sans avoir été mis en situation de la vérifier. Tenant compte de l’extrême rapidité du processus de conclusion du contrat électronique, en temps réel, celui-ci est « protégé » contre le risque d’un engagement mal calibré, ou parfois rectifié, la plupart du temps à son insu, par la force de certains algorithmes. En effet, le pollicitant ne pourra valablement prétendre à une acceptation de son offre, s’il n’a pas proposé, en fin de processus de conclusion du document contractuel, une sorte de récapitulatif détaillé des principaux éléments constitutifs de l’offre. Le texte du Code civil envisage d’ailleurs un acte intermédiaire entre l’offre et l’acceptation, appelé « commande ». Tel est l’article 1127-2, alinéa premier, du Code civil : « le contrat n’est valablement conclu que si le destinataire de l’offre a eu la possibilité de vérifier le détail de sa commande et son prix total et de corriger d’éventuelles erreurs avant de confirmer celle-ci pour exprimer son acceptation définitive ». Cette étape de vérification du détail de la commande constitue-t-elle une restriction naturelle à l’usage des nudges, en consacrant la technique dite du « double clic » ? Si le premier permet de valider la commande, le second permet de la confirmer définitivement, une fois l’exercice de vérification achevé et, le cas échéant, après rectification. La même solution s’étend logiquement à toute forme d’option payante (assurance, livraison ou extension de garantie…), venant s’ajouter au prix principal. Tout cela est de nature à exclure, du champ des pratiques, l’usage des cases « pré-cochées », aimablement suggérées par un nudge.
Cela étant, l’acceptation « par inadvertance » – telle l’activation d’une option non réellement voulue – doit-elle amener à contester l’emploi d’un nudge, sous l’angle d’un manquement à l’obligation d’information ? Le biais cognitif est-il évitable si le contractant a informé l’autre partie de son existence et de l’importance de l’information qu’il contient ? L’article 1112-1 du Code civil n’impose-t-il pas un devoir général d’information au stade précontractuel ? Selon son premier alinéa, « celle des parties qui connaît une information dont l’importance est déterminante pour le consentement de l’autre doit l’en informer dès lors que, légitimement, cette dernière ignore cette information ou fait confiance à son cocontractant ». Tout opérateur devrait donc être sommé d’indiquer qu’il a glissé un nudge dans l’opération de conquête du consentement.
Mais comment formuler alors une incitation « discrète » si l’on fait partager à autrui l’information suivant laquelle sa décision est en réalité biaisée ? En droit commun, le législateur a formulé des conditions strictes concernant le devoir d’information qui est dû. Devant remplir trois critères, l’information doit être connue de son débiteur, être suffisamment importante pour être déterminante de l’engagement et ignorée légitimement par son créancier. En somme, tout opérateur doit considérer, lorsqu’il emploie un nudge, la seule information « dont l’importance est déterminante pour le consentement de l’autre ». Autrement dit, le nudge ne doit jamais porter sur une information qui présente un caractère stratégique, de nature à peser sur le consentement au contrat de l’autre partie. Insuffisamment éclairée au sens de l’article 1130 alinéa 2 du Code civil, celle-ci se trouverait dépourvue d’exercer toute liberté réelle au moment de s’engager. Cela étant, « l’ignorance légitime de cette information ou la confiance en son cocontractant », autre condition légale, renvoie au comportement attendu du créancier de l’information, dont le choix a été biaisé.
Tout contractant potentiel doit-il alors s’informer de l’existence d’un nudge, influençant sa décision ? Le jeu de l’asymétrie informationnelle, étudié par les économistes, illustre cette difficulté. L’accès privilégié, ou simplement facilité, en raison des compétences ou de la position de celui tenu de livrer l’information, explique l’ignorance dans laquelle se trouve précisément celui à qui le nudge … est tendu ! Mais sans doute l’inadéquation du contrôle de l’obligation précontractuelle d’information, s’agissant de nudge, tient-elle dans la démonstration du lien direct et nécessaire de celui-ci avec le contrat, conformément au troisième alinéa de l’article 1112-1 du Code civil. Si toute information, même minime, est presque toujours déterminante d’un choix, le biais cognitif, généré par le nudge au stade de l’engagement, ne pourra jamais être critiqué, s’il ne fait strictement que manipuler une information portant sur valeur de la prestation (article 1112-1, alinéa 2, du Code civil).
On en conclut que le droit français, imposant une obligation d’information précontractuelle, ne permet guère à l’internaute-contractant de se pourvoir contre l’emploi intempestif des nudges.
B. L’usage du nudge : un consentement vicié ?
L’emploi du nudge, même présenté sous ses meilleurs auspices, à savoir conçu dans l’intérêt de celui qui en est le destinataire, n’est pas sans soulever la question centrale d’une atteinte à l’intégrité du consentement. Le nudge est-il simplement compatible avec cette volonté libre et éclairée nécessaire à la validité de tout contrat ? Malgré l’habileté de son concepteur, le nudge ne peut que distendre, en la déformant dans un sens unique, la réalité de l’environnement contractuel. Parlera-t-on de demi-mensonge ou de simple énonciation d’un fait paraissant digne de croyance ? Quoi qu’il en soit, déployer des trésors d’ingéniosité et d’imagination pour amener un individu à souscrire à un engagement, c’est aussi lui faire croire que sa vision du contrat est prise en compte. Si la vérité est ainsi déformée, le consentement librement donné est-il sans défaut, le rendant propre à sa finalité ? La présence d’un nudge renvoie à son contrôle sous l’angle de la théorie des vices du consentement, suivant l’article 1130 du Code civil. L’erreur, le dol et la violence sont alors susceptibles de le vicier « s’ils sont de telle nature que, sans eux, l’une des parties n’aurait pas contracté ou aurait contracté à des conditions substantiellement différentes ».
Par définition même le nudge étant une habile incitation, il ne correspond en rien à la violence et seul l’erreur ou le dol entre dans le champ de son contrôle. Un biais cognitif entrainant une fausse représentation de la réalité, une opinion contraire à celle-ci, tenant pour vrai ce qui est faux et inversement, est-il automatiquement synonyme d’erreur, ou plus encore de dol ? En disposant que « l’erreur de droit ou de fait, à moins qu’elle ne soit inexcusable, est une cause de nullité du contrat lorsqu’elle porte sur les qualités essentielles de la prestation due ou sur celles du cocontractant », l’article 1132 du Code civil limite, en le précisant, le champ de l’erreur en droit des contrats. Seule est considérée l’erreur déterminante, en considération de la personne et des circonstances entourant le consentement. D’ailleurs, cette erreur ne doit pas être inexcusable, c’est-à-dire grossière, au risque de disqualifier son auteur. Autant dire qu’il appartient par principe à tout individu d’être suffisamment prudent et diligent pour ne rien ignorer de la force de persuasion du nudge ! Celui-ci ne sera sanctionnable que s’il véhicule une erreur sur les qualités essentielles de la prestation due, telle une méprise sur la qualité convenue, en sorte qu’il est nécessaire de rechercher si la qualité disputée a été ou non l’objet du nudge. Il s’en déduit que, si comme c’est fréquemment le cas, le nudge n’a d’autre objet que d’influencer de simples mobiles de l’engagement, aucune erreur ne peut être soulevée, suivant en cela les dispositions de l’article 1135 du Code civil. D’une manière plus radicale, le nudge conduisant à une erreur d’appréciation économique, c’est-à-dire à une erreur d’équivalence économique est insusceptible, par sa nature propre, d’être sanctionné, conformément à l’article 1136 du Code civil.
Sans doute est-ce sur le terrain du dol, que l’usage du nudge pourrait rencontrer le plus de critiques. Le dol, selon l’article 1137 du Code civil, est le fait pour un contractant d’obtenir le consentement de l’autre par des manœuvres ou des mensonges, à moins que ce soit par une dissimulation intentionnelle d’une information. Biais cognitif destiné à influencer, sans contraindre, tout nudge peut-il être ainsi sommairement réduit à une manœuvre, ou un artifice, destiné à amener le cocontractant à une fausse appréciation de la réalité ? En dépit de manœuvres plus ou moins malhonnêtes, liées à l’exploitation abusive de biais cognitifs, induisant en erreur son cocontractant, et l’amenant ainsi à consentir, le nudge parait davantage correspondre au registre de la simple exagération, comme il est souvent de mise en matière marketing. C’est tenir compte ici d’un enseignement lointain, que l’on tient du droit romain, lequel différenciait très justement dolus malus, répréhensible, et dolus bonus, toléré. Cette ligne de partage entre le bon et mauvais dol est un facilitateur de transactions, tant les menus mensonges et la propension de certains à louer à l’excès les mérites d’un futur contrat sont notoires. En biaisant le cadre décisionnel, l’utilisateur de nudge crée simplement un climat propice à l’engagement pour atteindre un résultat optimal. En cela, le droit à réaliser une « bonne affaire », en s’abstenant d’alerter son cocontractant sur la valeur d’une prestation, n’est jamais en soi répréhensible En revanche, si le nudge est employé pour masquer la dissimulation intentionnelle d’une information, il devient une réticence dolosive, sanctionnable comme telle, selon l’article 1138 du Code civil, mais à la condition encore que la victime prouve son caractère déterminant.
En somme, tout comme l’erreur, le dol semble impropre à refluer l’emploi des nudges – outils de mise en scène et d’exploitation des schémas de pensée faussement logique – au stade de la recherche du consentement. Cela explique que cette incitation discrète à s’engager va trouver à se déployer outrageusement dans les contrats standardisés proposés au plus grand nombre sous forme d’adhésion.
II. LE NUDGE, INSTRUMENT DE GESTION DES CONTRATS D’ADHESION DE MASSE
Propagé dans les conclus électroniques, le propre d’un nudge est d’être disséminé dans une formule contractuelle où il est demandé un simple acquiescement à l’adhérent (A). La réplique au nudge s’organise sous la forme d’une politique juridique européenne consacrant dans la matière contractuelle le « counter-nudging » ou contre-coup de « pouce » (B).
A. La dissémination des nudges dans les contrats d’adhésion
Le nudge, en tant que méthode de suggestion, est parfaitement ancré dans les contrats standardisés où la recherche d’une simple adhésion permet d’imposer, d’une manière discrète, certaines solutions recherchées. Il n’est plus guère de secteurs de l’activité économique qui échappent à une telle construction de « modèle contractuel »
Tel est le cas, tout particulièrement, dans le secteur assurantiel Les nudges ont pour objectif d’opérer un changement de comportement de la masse des assurés, depuis la prospection jusqu’à la résiliation du contrat, afin de créer un contexte d’interaction favorable aux compagnies d’assurance. Prosaïquement, le nudge est là à des fins commerciales, ciblant l’attractivité́ de l’offre assurantielle (les « options ») et les choix de l’assuré. Déjà, il permet de proposer presque toujours une solution par défaut. L’exploitation des biais cognitifs peut ainsi agir sur le comportement des assurés pour obtenir une baisse du taux de « sinistralité ». Par exemple, un nudge peut être destiné à limiter les indemnisations, en réduisant la part des fraudes liées aux fausses déclarations. Pour y parvenir, l’assureur met en place une pratique innovante, présentée comme vertueuse, proposant à ses adhérents de reverser annuellement et automatiquement les fonds non dépensés à une œuvre caritative de leur choix. Cette orientation de comportement, censée « responsabiliser » l’assuré, introduit un facteur moral désincitatif au stade de la déclaration de sinistre. Grandement facilitée par la digitalisation des services proposés, au titre du « suivi de contrat » souscrit, ces nudges se sont multipliés, l’imagination de leurs concepteurs paraissant sans limite. Ainsi, un grand groupe d’assurances de personnes a-t-il mis en place un « âge virtuel » pour ses assurés. A l’aide d’un système de suivi du rythme de vie de l’individu par des bracelets connectés et autres traqueurs d’activité, un âge fictif est déterminé, reposant sur un « comportement responsable et bénéfique pour sa santé », concourant, le cas échéant, à une revalorisation de sa prime[4] ! Ici l’efficacité des nudges en matière de gestion des contrats de masse repose concrètement sur la maitrise collective des données personnelles y afférentes, seul moyen de cerner les comportements de l’assuré.
S’étonnera-t-on vraiment de constater que le nudge n’est pas toujours un « bienfait » pour celui qui entend être manipulé à « l’insu de son plein gré » ? A l’examen, l’utilisateur du web ne passe-t-il pas une bonne partie de son temps à consentir à la conclusion du contrat ou à l’intégration des conditions contractuelles générales, en cliquant simplement sur la case « accepter » (surtout lorsque la case « continuer sans accepter » n’est pas fonctionnelle…) ? D’ailleurs, est-il bien raisonnable de s’astreindre à lire scrupuleusement les dizaines de pages de conditions générales de vente, avant d’acheter une chanson ou un film de de son choix pour quelques euros sur sa plateforme en ligne préférée ? Noyé dans un flot d’obligations, le contractant a bien conscience que sa liberté de choix est décidemment relative au regard du confort apparent que lui offre un contrat d’ores et déjà ficelé et, bien entendu, conçu dans l’intérêt commun des parties ? Par simplicité, l’option pré-cochée n’attend plus que sa seule validation… contournant l’air de rien ce qui constitue l’un des fondements premiers du droit des contrats, selon lequel nul ne devrait être obligé s’il n’a (réellement) consenti. La loyauté contractuelle ne commande-t-elle pas, en l’absence de pouvoir de négociation de l’une des parties, que l’autre, qui détermine l’option contestée, en fournisse une, conforme à l’attente légitime qu’un contractant raisonnable est en droit d’attendre ? Agir de bonne foi et avec diligence ne comprend-il pas le fait d’agir de manière objective, non discriminatoire et proportionnée, en tenant compte des droits et des intérêts légitimes de toutes les parties concernées ? Sans doute, mais le nudge est bien là, agissant tel un stimulus, afin d’influencer le comportement du contractant. Tout s’organise de telle sorte que ce dernier accepte librement ; simplement téléguidé par une sorte de système de pensée automatique. Sans s’en sentir contraint, sa volonté a été évidemment orientée.
La plupart des contrats conclus électroniquement, c’est-à-dire ceux majoritairement proposés par les « entreprises du numérique » et autres « plateformes », s’appuient sur de telles clauses non négociables, déterminées à l’avance par elles seules, en se contentant généralement de mettre à la disposition de leurs clients leur propres clauses et conditions contractuelles. Ils sont des contrats d’adhésion, selon l’article 1110 du Code civil, et ouvrent la voie, le cas échéant, à un contrôle par le juge du caractère abusif de certaines clauses de style et stéréotypées. Dans ce cadre, le nudge peut-il être regardé comme un moyen de déployer une clause créant un déséquilibre significatif, à savoir accordant un avantage exclusif ou une prérogative unilatérale à l’une des parties, sans réciprocité aucune ? En serait-il ainsi, l’office du juge est alors limité à l’éradication des seules clauses non essentielles (ou non « essentialisées » par les parties) à l’acte. Autrement dit, le seul déséquilibre économique des prestations – suggéré par le nudge – échappera complètement au contrôle judiciaire ; le défaut d’équivalence des prestations principales n’étant jamais constitutif, par lui-même, d’abus. Il faut comprendre que le « nudge-clause abusive » concerne les options présélectionnées par défaut (clauses probatoires, sur le changement de circonstances, de garantie ou non-garantie, de force majeure, de délai…), mais tout ce qui relève de l’objet principal de la prestation due, au titre de l’obligation promise, reste hors de contrôle. Sans doute, si le coup de pouce est finalement ambigu dans sa formulation, conviendrait-il, tout au plus, de le traiter suivant les règles d’interprétation propres au contrat d’adhésion. L’adhérent ciblé par un nudge devrait se voir reconnaître une faveur particulière, lui permettant de compenser l’excès de force prêtée à celui qui lui a suggéré. Le doute sur une option non négociable trouverait alors à s’éclaircir en sa faveur, conformément au second alinéa de l’article 1190 du Code civil, puisque précisément, il ne saurait être tenu pour responsable de son obscurité.
En définitive, l’assimilation des nudges à des clauses abusives dans le contrat d’adhésion, semble, là encore, mal adaptée au soutien d’une volonté souveraine à préserver. L’explication tient pour partie aux algorithmes de recommandation, qui les sous-tendent, et qui restent largement inaccessibles. Cela étant l’enjeu du contrôle des nudges n’a jamais semblé aussi stratégique et systémique pour nombre de contrats utilisés dans l’économie numérique.
B. Vers l’affirmation juridique du « counter-nudging » au sein du marché commun
Autant l’utilisation des nugdes dans le cadre d’interventions d’une autorité publique s’explique-t-elle par la recherche d’un objectif d’intérêt général, autant l’exploitation des biais cognitifs dans la sphère contractuelle n’a d’autre justification pratique que le déploiement des forces du marché. Le « coup de pouce » n’est donc pas de même nature. Une chose est d’accepter par défaut l’adhésion en faveur du don d’organes en cas de décès, dans les termes de l’article L. 1232-1 du Code de la santé publique, autre chose est de consentir au pré-remplissage de cases dans un formulaire destiné à l’adhésion à un contrat. Une telle manipulation de la capacité d’une des parties à faire des choix de la part d’acteurs privés, altère le contrat d’une part de sa rationalité et de son utilité. Au regard du principe de la liberté contractuelle – planté au cœur de la théorie française du contrat – le nudge semble même écorner le mythe de la volonté souveraine des parties. Pour limiter ce type de biais visant à influencer les choix de futurs contractants, et afin de leur faire retrouver une partie de leur autonomie, la technique du counter-nudging ou « contre-coup de coude » est mise en avant. Il s’agit de renvoyer l’auteur du nudge à ses mauvaises pratiques, en annihilant celles-ci par une contre-mesure équivalente. L’enjeu n’est pas mince, puisqu’il s’agit de réajuster le modèle normatif du choix rationnel, censé accompagner l’action du contractant.
Dans cette voie, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a eu l’occasion de poser une première limite juridique à l’utilisation marchande des nudges, à propos d’une société qui organisait un jeu promotionnel en ligne. Comme c’est souvent le cas, pour y participer, les joueurs devaient impérativement cocher une case permettant à des sponsors de leur adresser des offres. Le jeu présentait également une seconde case, facultative pour le jeu, mais déjà cochée. Cette « invitation discrète » prévoyait que le promoteur du jeu pouvait installer des cookies (autrement dit, des fichiers, que le fournisseur d’un site Internet place sur l’ordinateur de l’utilisateur et auxquels il peut accéder à nouveau lors d’une nouvelle visite du site par l’utilisateur, pour faciliter la navigation sur Internet ou des transactions ou pour obtenir des informations sur le comportement de ce dernier), lui permettant d’envoyer aux joueurs des publicités ciblées, selon les visites effectuées, sur les sites webs des partenaires. La fédération des associations de consommateurs allemandes (« Bundesverband der Verbraucherzentralen ») a contesté ce « coup de coude », en tant que captation détournée de données personnelles. Réunie en Grande chambre le 1. octobre 2019[5], la CJUE impose une solution reposant sur cette technique de « counter-nudging ». S’appuyant, en l’espèce, sur le règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (RGPD), ainsi que sur les règles spécifiques en matière de données collectées lors de communications électroniques, issues de la directive 2002/58/CE du 12 juillet 2002 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques (directive dite « vie privée et communications électroniques »), elle ordonne aux opérateurs, qui souhaitent installer des cookies pour utiliser des données personnelles, de recueillir le consentement actif des utilisateurs, refusant ainsi le nudge de la case précochée. Renforçant la protection du consentement à l’exploitation des données personnelles, cette solution porte un coup d’arrêt aux « dark nudging » ou « dark patterns » (Hug 2022), ces interfaces « utilisateurs », conçues pour détourner la vigilance de ces derniers en les poussant à entreprendre des actions qui ne sont pas dans leurs meilleurs intérêts ou qu’ils n’auraient vraisemblablement pas entreprises.
Mais sans doute est-ce l’article 27 du règlement « DSA » du 19 octobre 2022 de l’UE qui sonne le glas des « dark nudging », en posant le principe de transparence du système de recommandation. Ce règlement relatif à un marché unique des services numériques est, avec le règlement sur les marchés numériques, règlement « DMA » (« Digital Markets Act ») du 14 septembre 2022 un nouvel instrument de la régulation numérique de l’Union européenne. Applicable à tous dès février 2024, il consiste à mettre en pratique une règle cardinale, suivant laquelle « ce qui est illégal hors ligne est illégal en ligne ». Parmi un vaste ensemble de prescriptions destinées à responsabiliser les plateformes numériques et lutter contre la diffusion de contenus illicites ou préjudiciables ou de produits illégaux, un des objectifs est de mieux protéger les internautes européens et leurs droits fondamentaux et d’atténuer des risques systémiques, telle que la manipulation de l’information ou la désinformation. Sur le pied de quoi les plateformes devront désormais expliquer le fonctionnement des algorithmes qu’elles utilisent pour recommander certains contenus publicitaires en fonction du profil des utilisateurs. Les opérateurs majeurs du numérique auront même l’obligation de proposer un système de recommandation de contenus non-fondé sur le profilage. Elles devront notamment mettre à disposition du public un registre des publicités contenant diverses informations sensibles, telles l’identité du parrain de l’annonce, l’explication du ciblage de certains tels individus.
D’une manière claire, ces interfaces trompeuses que sont les dark patterns sont définies au considérant (47) du Règlement européen « DSA » du 19 octobre 2022 :
« les interfaces en ligne trompeuses de plateformes en ligne sont des pratiques qui ont pour objectif ou pour effet d’altérer ou d’entraver sensiblement la capacité des destinataires du service de prendre une décision ou de faire un choix, de manière autonome et éclairée. Ces pratiques peuvent être utilisées pour persuader les destinataires du service de se livrer à des comportements non désirés ou de prendre des décisions non souhaitées qui ont des conséquences négatives pour eux ».
Conçus comme des pièges à utilisateurs, pour induire les utilisateurs en erreur, ces coups de pouce sournois, mettant en avant certains choix, sont prohibés. Telle est bien l’intention du régulateur, à s’en tenir au considérant (47) du Règlement européen « DSA » du 19 octobre 2022 selon lequel :
« (…) il devrait être interdit pour les fournisseurs de plateformes en ligne de tromper ou d’encourager dans un sens les destinataires du service et d’altérer ou d’entraver l’autonomie, la prise de décision ou le choix des destinataires du service par la structure, la conception ou les fonctionnalités d’une interface en ligne ou d’une partie de celle-ci. Cela devrait comprendre, sans s’y limiter, les choix de conception abusifs destinés à amener le destinataire à exécuter des actions qui profitent au fournisseur de plateformes en ligne mais qui ne sont pas nécessairement dans l’intérêt du destinataire, en lui présentant des choix de manière biaisée, par exemple en accordant davantage d’importance à certains choix au moyen de composantes visuelles, auditives ou autres, lorsqu’il est demandé au destinataire du service de prendre une décision ».
Confrontée à des algorithmes de recommandation, toujours plus perfectionnés, cette consécration juridique du « counter-nudging » par le régulateur sera-t-elle suffisante pour restaurer le règne de la volonté souveraine de l’internaute-contractant ? Dans un environnement fait de contraintes toujours plus nombreuses et souvent contradictoires, tout coup de pouce « bienveillant » ne saurait rationnellement être exclu par principe. Dans un monde idéal, l’exploitation des biais cognitifs pourrait même se comprendre et générer d’utiles outils facilitateurs de la décision du contractant. Pourtant, par leur nature même, ces raccourcis simplificateurs ne sont qu’une invitation à la paresse de l’esprit, détournant l’autonomie de choix des contractants, lesquels seraient bien avisés de ne rien abdiquer de leur vigilance intellectuelle. Sans doute y a-t-il désormais des nudges partout, invisibles au moment où l’on s’apprête à conclure. Malgré les avancées apportées par le régulateur européen, la volonté souveraine pourra-t-elle échapper complétement à cette sorte de pilotage automatique de la pensée, propulsé par la force des algorithmes de recommandation, exploitant sans faille les faiblesses humaines et de tout droit protecteur ?
Bibliographie
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Terré F., 2016, « Carbonnier avait raison… A propos de la psychologie juridique », Psycho-Droit n°1, p. 13 et s.
[1] Cette pratique devrait disparaitre à raison de l’entrée en vigueur du règlement « DSA » (« Digital Services Act ») de l’Union européenne (UE) : v. considérant (52) et art. 20 « Système interne de traitement des réclamations », règlement (UE) 2022/2065 du 19 octobre 2022, relatif à un marché unique des services numériques (règlement sur les services numériques) : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=uriserv:OJ.L_.2022.277.01.0001.01.FRA
[2] Grâce aux effets de réseau et à leurs écosystèmes enfermant les internautes-consommateurs, ces grands opérateurs ont acquis une position de quasi-monopole sur le marché européen, laissant peu de place à la concurrence. Pour restaurer de la concurrence, au service notamment du consommateur, a été adopté le Règlement « DMA » (pour Digital Markets Act), règlement (UE) 2022/1925 du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32022R1925&from=FR
[3] Hypothèse désormais condamnée en droit européen : en ce sens, considérant (48) du Règlement « DSA » (« Digital Services Act ») de l’Union européenne (UE) du 19 octobre 2022, préc.
[4] A propos de cet exemple, « Les opportunités du nudge pour l’assurance », Synaxia conseil, https://www.synaxiaconseil.fr/_files/ugd/bafdfe_15ae19b8b61c4b18b70675f94ca88099.pdf?indexe
[5] CJUE, Grande Chambre, 1. octobre 2019, Planet49 GmbH c/ Bundesverband der Verbraucherzentralen und Verbraucherverbände – Verbraucherzentrale Bundesverband eV, C- 673/17. ECLI:EU:C:2019:801
Author :
Sylvain Mercoli est Maitre de conférences en droit privé et sciences criminelles (H.D.R.) et membre du Centre Jean Bodin à l’Université d’Angers