Être mauvais perdant dans une démocratie consensuelle ?
Déclin de la concordance et instrumentalisation des outils de la démocratie directe en Suisse
Arthur Braun
Résumé
En Suisse, la stratégie politique dominante est connue sous le nom de « système de concordance », défini comme « une stratégie d’intégration qui cherche à éviter les conflits, s’oriente vers les compromis et prône les solutions négociées aux problèmes posés » (Kriesi 1998:226). C’est ainsi que depuis 1959, la composition du Conseil fédéral est fixée selon la fameuse « formule magique ». Cette répartition des sièges assure la représentation des quatre principaux partis politiques suisses au sein de l’Exécutif, qui dispose par conséquent d’une majorité potentielle de près de 90 % des sièges à l’Assemblée fédérale – au sein de laquelle n’existe pas d’opposition parlementaire à proprement parler. Depuis la fin du XXe siècle, on assiste cependant à un déclin notable du consensus et à une polarisation croissante dans la vie politique et parlementaire suisse. Cette évolution s’explique particulièrement par l’attitude des deux plus grands partis gouvernementaux, le PS et l’UDC – respectivement le plus à gauche et le plus à droite au sein du Conseil fédéral. Ceux-ci ont tendance à privilégier des positions plus clivantes pour maximiser leurs gains électoraux. De ce fait, les situations de large concordance réunissant l’ensemble des quatre grands partis gouvernementaux sont de moins en moins courantes. PS et UDC paient le prix de leur profil oppositionnel, qui les amène à se retrouver fréquemment dans le camp des perdants au parlement. La tentation est alors forte d’instrumentaliser les instruments de la démocratie directe afin de surmonter un échec parlementaire. De l’autre côté, l’Assemblée fédérale, qui est chargée d’élaborer le projet demandé par l’initiative populaire en cas de succès de cette dernière, peut résister à la volonté du peuple et des cantons dans sa concrétisation du projet. Enfin, ce nouveau phénomène de polarisation conduit à des contestations régulières de la formule magique gouvernementale.
Abstract
In Switzerland, the dominant political strategy is known as the “concordance system”, defined as “a strategy of integration that seeks to avoid conflict, is oriented towards compromise and advocates negotiated solutions to the problems posed” (Kriesi 1998:226). Thus, since 1959, the composition of the Federal Council has been determined according to the famous “magic formula”. This distribution of seats ensures that the four main Swiss political parties are represented in the Executive, which consequently has a potential majority of almost 90% of the seats in the Federal Assembly – in which there is no parliamentary opposition as such. Since the end of the 20th century, however, there has been a marked decline in consensus and increasing polarisation in Swiss political and parliamentary life. This trend can be explained in particular by the attitude of the two largest government parties, the SP and the SVP – respectively the most left-wing and the most right-wing in the Federal Council. They tend to favour more divisive positions in order to maximise their electoral gains. As a result, situations of broad agreement between all four major government parties are less and less common. The SP and SVP are paying the price for their oppositional profile, which means that they frequently find themselves on the losing side in parliament. The temptation is then strong to use the instruments of direct democracy to overcome a parliamentary setback. On the other hand, the Federal Assembly, which is responsible for drawing up the bill requested by the popular initiative if it is successful, may resist the will of the people and the cantons in putting the bill into practice. Finally, this new phenomenon of polarisation leads to regular challenges to the government’s magic formula.
How to cite
Braun, Arthur. 2024. Être mauvais perdant dans une démocratie consensuelle ? Déclin de la concordance et instrumentalisation des outils de la démocratie directe en Suisse. Nomopolis 2.
En Suisse, la stratégie politique dominante est connue sous le nom de « système de concordance », que Kriesi (1998:226) définit comme « une stratégie d’intégration qui cherche à éviter les conflits, s’oriente vers les compromis et prône les solutions négociées aux problèmes posés ». Lehmbruch (1967) le qualifie de « démocratie proportionnelle » car il se caractérise par une composition proportionnelle des organes de l’État qui assure que les décisions prises seront des compromis ; autrement dit, au principe de décisions majoritaires est substitué celui de décisions négociées.
Depuis 1959, la composition partisane du Conseil fédéral, « l’autorité directoriale et exécutive suprême de la Confédération » (art. 174 de la Constitution fédérale, désormais abrégée Cst.), est ainsi fixée selon la fameuse « formule magique » (Burgos, Mazzoleni et Rayner 2011:33-49). Cette répartition accorde aujourd’hui deux sièges à l’Union démocratique du centre (UDC, droite nationale-conservatrice), deux sièges au Parti socialiste suisse (PS), deux sièges au Parti libéral-radical (PLR, droite libérale) et un siège au Parti démocrate-chrétien (PDC, devenu Le Centre à la suite d’une fusion avec le Parti bourgeois-démocratique en 2020) – c’est-à-dire deux conseillers fédéraux pour les trois premiers partis et un pour le quatrième (2 + 2 + 2 + 1). Une telle composition assure la représentation des quatre principaux partis politiques suisses au gouvernement, qui dispose en conséquence d’une majorité potentielle de près de 82 % des sièges à l’Assemblée fédérale[1] – au sein duquel n’existe de toute manière pas d’opposition parlementaire à proprement parler.
« [C]ensée garantir à la fois stabilité et concordance » (Voizard 2013:149), l’application de la « formule magique » par l’Assemblée fédérale – chargée d’élire, tous les quatre ans, les conseillers fédéraux (art. 175, al. 2 Cst.) – conduit à la mise en place d’un gouvernement pluraliste qui constitue une manifestation éclatante de la démocratie de concordance[2]. Le Conseil fédéral intègre en effet tous les principaux partis capables d’actionner les outils de la démocratie directe. Son fonctionnement interne est basé sur le principe de collégialité avec pour objectif la recherche du consensus.
Les partisans de la « formule magique » estiment que les alternatives, en particulier celle, en apparence plus cohérente, d’un gouvernement (faiblement) majoritaire de centre-droit ou de centre-gauche, seraient moins efficaces que la concordance parce que l’opposition, à droite ou à gauche, pourrait bloquer ou du moins sérieusement gêner l’action gouvernementale par un usage intensif des votations – initiative populaire (art. 139 Cst.) et référendum facultatif (art. 141 Cst.). Ceci explique l’intégration progressive des grandes forces politiques[3], non sans heurts parfois – la participation du PS fut longtemps remise en cause par les partis bourgeois[4], qui lui reprochaient de rompre trop fréquemment le consensus, et par le parti lui-même lorsque l’Assemblée fédérale écarta ses candidates désignées au bénéfice de socialistes jugés plus modérés – Lilian Uchtenhagen en 1983, Christiane Brunner en 1993 (Ineichen 2015).
L’émergence du système de concordance n’est donc pas tant, ou du moins pas uniquement, un produit inné des spécificités d’une culture politique fondée sur le consensus et la coopération – le Sonderfall, cas particulier, dont la fétichisation puise abondamment dans la « mythologie politique suisse » (Reszler 1986) – mais également, et peut-être même surtout, celui de contraintes institutionnelles propres, à commencer par celles de la démocratie directe. La recherche de la concordance aurait ainsi pour but « de prévenir toute conflictualité et d’éviter les recours référendaires » (Burgos, Mazzoleni et Rayner 2009:43).
Dans ce cadre politique et institutionnel animé par un style résolument consensuel, qu’est-ce qu’être mauvais perdant, si tant est qu’il soit seulement possible de l’être ? La question de l’alternance ne se pose pas pour les grandes forces politiques, toutes intégrées au gouvernement. Bien entendu, un parti, une organisation ou une institution peut perdre une votation – qu’il ou elle en ait été à l’initiative ou au contraire qu’il se soit prononcé contre. Toutefois, sauf rares exceptions[5], les résultats des votations ne sont pas contestés en Suisse. Dans ces conditions, on pourrait facilement penser qu’il n’y a pas à proprement parler de perdants – a fortiori encore moins de mauvais perdants – dans le système de concordance. Mais c’est sans compter la polarisation croissante de la vie politique et parlementaire suisse depuis la fin du XXe siècle qui conduit de plus en plus fréquemment un parti (souvent le PS à gauche ou l’UDC à droite), seul contre tous, à sortir temporairement de la concordance le temps d’un vote (I) et à user de la démocratie directe pour tenter de surmonter une défaite (II). Ces nouvelles oppositions, qui symbolisent l’effritement du consensus helvétique, se cristallisent autour de l’enjeu de la composition partisane du Conseil fédéral (III).
I. GAGNER ET PERDRE DANS LE SYSTEME DE CONCORDANCE SUISSE
Le système de concordance en vigueur outre-Jura implique que tous les principaux partis – en l’occurrence les quatre premiers, suivant la « formule magique » en vigueur depuis 1959 – participent au gouvernement fédéral. Dans cette configuration, il n’y a donc pas, en principe, de grands partis d’opposition en Suisse. En l’absence de bouleversement du poids électoral des principales forces politiques, aucun changement dans la composition partisane du Conseil fédéral, l’Exécutif collégial de la Confédération, n’advient. De cette stabilité gouvernementale presque automatique résulte une certaine « dévaluation » des élections fédérales (Kriesi 1998:235), ce qui explique, parmi d’autres facteurs, le taux de participation relativement faible en Suisse (45,12 % en 2019, 46,64 % en 2023).
Pour autant, la participation au gouvernement des quatre principaux partis n’empêche pas qu’il puisse exister une opposition politique en Suisse. Il s’agit d’abord des autres partis parlementaires, ceux qui ne sont pas représentés au Conseil fédéral[6]. En outre, même s’ils sont présents au sein de l’Exécutif, les grands partis peuvent s’opposer ponctuellement à des projets gouvernementaux. Le régime politique suisse n’étant pas parlementaire, il ne dispose pas des mécanismes classiques de régulation relatifs à la responsabilité du gouvernement devant les chambres – motion de censure et question de confiance. En conséquence, c’est par le biais des institutions de la démocratie directe que l’opposition se manifeste. Dans cette logique, les initiatives populaires (art. 139 Cst.) et les référendums facultatifs (art. 141 Cst.) et obligatoires (art. 140 Cst.) sont en quelque sorte des équivalents fonctionnels outre-Jura des mécanismes du parlementarisme (Papadopoulos 1994:115).
En Suisse, contrairement à ce qui existe généralement dans les régimes parlementaires, l’existence de la « grande coalition » au pouvoir ne repose pas sur un pacte programmatique qui engagerait les partenaires (Sciarini 2023:235). Dès lors, l’opposition ponctuelle d’un parti gouvernemental ne remet pas nécessairement en cause la concordance. Au contraire, la possibilité de s’opposer au cas par cas « peut représenter une soupape de sécurité pour l’entente mutuelle » (Kriesi 1998:235). Toutefois, cette « soupape de sécurité » ne fonctionne plus en cas d’opposition systématique de l’un ou l’autre des partenaires gouvernementaux qui serait constamment mis en minorité au sein du Conseil fédéral. Dans une telle hypothèse, le système de concordance perd sa raison d’être.
Or, depuis vingt ans, on assiste à un déclin notable du consensus et à une polarisation croissante dans la vie politique et parlementaire suisse (Sciarini 2023:300). Cette évolution s’explique particulièrement par l’attitude des deux plus grands partis gouvernementaux, le PS et l’UDC – respectivement le plus à gauche et le plus à droite au sein du Conseil fédéral. Ceux-ci ont tendance à privilégier des positions plus clivantes pour maximiser leurs gains lors des élections (« vote-seeking ») au lieu de chercher à optimiser leur influence sur le contenu des politiques menées (« policy-seeking ») (Traber 2015). De ce fait, les situations de large concordance réunissant l’ensemble des quatre grands partis gouvernementaux sont de moins en moins courantes. Elles laissent souvent la place à « un régime de concordance à géométrie variable » (Sciarini 2023:301) dans lequel la coalition partisane victorieuse varie suivant le sujet du vote : coalition de centre-droit sans le PS, coalition de centre-gauche sans l’UDC ou toute autre combinaison possible (Traber 2015 ; Sciarini 2023:300-301).
Germann (1996:230-s.) attribue notamment cette « usure de la “formule magique” » à l’« opposition systémique » de la « nouvelle » UDC depuis 1992 qui s’ajoute à « l’opposition sectorielle » exercée de longue date par le PS. Le Conseil fédéral doit donc chercher des majorités ad hoc pour chaque vote. Dans le cadre de ce « régime de concordance à géométrie variable », Le Centre et le PLR forment un pivot au parlement. En s’alliant alternativement au PS et aux Verts à leur gauche ou à l’UDC à leur droite, ces deux partis appartiennent le plus souvent au camp des gagnants – leur taux de succès est extrêmement élevé : plus de 80 % des votes au Conseil national (Sciarini 2023:302). À l’inverse, le PS et l’UDC, isolés chacun à une extrémité de la « coalition » gouvernementale, se retrouvent fréquemment du côté des perdants (Hug et Sciarini 2009).
La tentation serait alors, pour les deux premiers partis suisses, de chercher à effacer la défaite parlementaire par le recours à la démocratie directe.
II. INSTRUMENTALISATION DE LA DEMOCRATIE DIRECTE PAR UN MAUVAIS PERDANT OU PROCESSUS NORMAL DE REGULATION DU SYSTEME DE CONCORDANCE ?
Trois hypothèses, qui pourraient témoigner de l’action d’un mauvais perdant (refusant la défaite ou cherchant à la surmonter), sont envisageables.
Dans la première hypothèse, un parti défait à l’Assemblée fédérale emploie les outils de la démocratie directe afin de tenter de renverser le résultat. Le référendum facultatif permet à 50 000 citoyens ou huit cantons de soumettre au vote du peuple les lois fédérales, certains arrêtés fédéraux et certains traités internationaux dans les cent jours à compter de la publication officielle de l’acte (art. 141 Cst.). Autrement dit, cette procédure donne la possibilité à des organisations qui détiennent la « capacité référendaire » – c’est-à-dire « toutes les organisations perçues comme capables de brandir de manière crédible la menace du referendum » (Sciarini et Trechsel 1996:7), ce que sont les grands partis – de solliciter le corps électoral pour lui demander de rejeter un acte adopté par le parlement. Le référendum facultatif a donc le caractère d’un veto, contrairement à l’initiative populaire (art. 139 Cst.), par le biais de laquelle 100 000 citoyens peuvent demander une révision partielle de la Constitution. Les électeurs sont alors amenés à se prononcer sur une proposition générale ou un projet proposé par une organisation à « capacité référendaire », et non uniquement à voter pour ou contre un acte de l’Assemblée fédérale. Les grands partis disposent ainsi de deux armes constitutionnelles pour faire cavalier seul et temporairement sortir de la concordance.
La deuxième hypothèse est celle d’une atténuation voire d’un refus parlementaire de la décision populaire. Même lorsqu’une initiative populaire est acceptée par le peuple et les cantons – la règle de la double majorité s’applique en matière de révision constitutionnelle (art. 139, al. 5 Cst.) –, ses partisans n’ont pas encore gagné. Car il faut ensuite la concrétiser et la mettre en œuvre dans la loi – la Constitution fédérale dispose : « [e]n cas acceptation par le peuple, l’Assemblée fédérale élabore le projet demandé par l’initiative » (art. 139, al. 4). Autrement dit, le parlement reprend la main et dispose, dans le cadre de ce processus, d’une certaine marge d’appréciation pour s’opposer à la volonté du peuple et des cantons.
La troisième hypothèse est celle d’une contestation de l’application parlementaire de l’initiative victorieuse par ses partisans. En effet, si la tâche de concrétiser le contenu de l’initiative appartient à l’Assemblée fédérale, un retour au peuple demeure possible puisque rien n’empêche que la loi de mise en œuvre de l’initiative fasse l’objet d’un référendum facultatif. Celui-ci peut être lancé, le cas échéant, par les initiateurs eux-mêmes, s’ils estiment s’être fait voler leur victoire par le parlement. Les promoteurs (UDC) de l’initiative « Contre l’immigration de masse » de 2014 avaient évoqué cette possibilité durant le processus de transposition par l’Assemblée fédérale. Une autre réaction possible à une réticence parlementaire dans la mise en œuvre d’une initiative victorieuse est tout simplement de lancer une nouvelle initiative populaire pour « enfoncer le clou ». C’est ce qui se produisit avec les initiatives UDC sur l’immigration et les étrangers.
En novembre 2010, l’initiative populaire UDC « Pour le renvoi des criminels étrangers » est acceptée par une majorité du peuple et des cantons. Le contre-projet direct (art. 139 al. 5 Cst.) que lui avait opposé l’Assemblée fédérale est quant à lui rejeté par le peuple et la totalité des cantons. En dépit de cette défaite incontestable, le parlement fit le choix d’une mise en œuvre partielle du texte de l’initiative, arguant que l’expulsion automatique des criminels étrangers serait contraire au principe de proportionnalité imposé en la matière par la jurisprudence de la CEDH et l’accord avec l’Union européenne sur la libre circulation des personnes (Masmejean 2017:82-83). Une clause d’exception permettant au juge de renoncer à une expulsion fut donc ajoutée à la loi d’application bien qu’elle ait été directement refusée par le peuple et les cantons avec le contre-projet direct de l’Assemblée fédérale.
Estimant s’être fait voler sa victoire par le parlement et invoquant la volonté du peuple « foulée au pied », l’UDC contre-attaqua en lançant une nouvelle initiative populaire « Pour le renvoi effectif des étrangers criminels », sous-titrée « initiative de mise en œuvre », qui détaillait les crimes susceptibles d’entraîner une expulsion automatique. L’objectif était de court-circuiter l’Assemblée fédérale sur le sujet. Mais l’initiative fut cette fois sévèrement rejetée par une majorité du peuple et des cantons en février 2016.
Il y a également lieu de mentionner l’initiative UDC « Contre l’immigration de masse », acceptée par le peuple et les cantons en février 2014. Cette initiative introduit dans la Constitution fédérale un nouvel article 121a, intitulé « Gestion de l’immigration », contraire à l’accord avec l’Union européenne sur la libre circulation des personnes. La Commission européenne ayant – sans grande surprise – refusé de renégocier l’accord en question avec la Suisse afin de le rendre compatible avec les termes de l’initiative, l’Assemblée fédérale opta pour une application qui s’en écarte très sensiblement pour ne pas remettre en cause le principe de libre circulation des personnes. L’UDC répliqua en déposant une nouvelle initiative « Pour une immigration modérée », sous-titrée « initiative de limitation ». Celle-ci visait tout simplement à abroger l’accord avec l’Union européenne sur la libre circulation des personnes. Elle fut néanmoins fortement rejetée en votation populaire en septembre 2020.
Ces différentes hypothèses illustrent la délicate articulation de la décision majoritaire, celle issue des votations populaires, avec la démocratie de consensus suisse. Papadopoulos (1991:9) rappelle toutefois que le vote au parlement reste également majoritaire. Partant, le consensus ne s’obtient pas par la disparition des procédures de prise de décision majoritaires mais par leur neutralisation mutuelle. En fait, l’existence de la démocratie directe en Suisse a elle-même conduit à la concordance en ce que les grands partis ont choisi des stratégies de négociation et d’intégration pour limiter le caractère imprévisible du droit d’initiative et de référendum qui, actionné avec parcimonie, constitue une « soupape de sécurité » utile.
La difficulté, on l’a vu, tient à ce que le PS et surtout l’UDC rompent de plus en plus souvent la concordance en lançant seul contre tous des initiatives populaires. Si elles aboutissent, le Conseil fédéral et la majorité du parlement, défaits, se trouvent face à un dilemme : appliquer fidèlement les initiatives non-consensuelles, au détriment de la concordance, ou résister à la volonté populaire au nom de la concordance, et apparaître comme des mauvais perdants. En l’occurrence, depuis trente ans, la concrétisation des initiatives populaires se fait de plus en plus « au rabais ». Comme le résume Bochsler (Le Temps, 11 mars 2014),
« [l]e succès grandissant des initiatives populaires met en lumière l’une des faiblesses du droit d’initiative : l’opposition peut bien gagner des scrutins, le parlement et le gouvernement ne les mettent en œuvre que du bout des lèvres. Ainsi, le droit d’initiative est dégradé au rang de liberté d’opinion non contraignante, et sans conséquences directes ».
À la longue, ces cas répétés de résistance parlementaire risquent de porter atteinte à l’équilibre délicat du système suisse en neutralisant le caractère régulateur des institutions de la démocratie directe. Le consensus helvétique se trouve alors en péril, comme en témoignent les attaques répétées contre le « formule magique », qui régit depuis 1959 la composition du Conseil fédéral, le directoire de la Confédération.
III. HARO SUR LA « FORMULE MAGIQUE » GOUVERNEMENTALE
Depuis 1999, la « formule magique » est mise en cause. À la fin du siècle dernier, deux tendances ont commencé à se dessiner : d’un côté le tassement électoral – sinon l’affaiblissement – des deux grands partis « bourgeois » traditionnels, les démocrates-chrétiens et les radicaux, de l’autre la forte progression de l’UDC et le renforcement du Parti socialiste. L’UDC, qui était de loin le parti gouvernemental le plus faible à l’Assemblée fédérale (environ 11 % des voix de 1959 à 1991, loin derrière ses trois partenaires du Conseil fédéral) devient le premier parti de Suisse en 1999, puis encore plus nettement en 2003 avec 26,7 % des voix.
En 1999, les démocrates du centre, auréolés de leur victoire inédite aux élections fédérales, cherchèrent pour la première fois à obtenir un conseiller fédéral supplémentaire en tentant de s’emparer de l’un des deux sièges du PS, pourtant arrivé en deuxième position loin devant les radicaux et les démocrates-chrétiens. L’intention de l’UDC était de constituer un gouvernement bourgeois penchant clairement à droite, à rebours du système de concordance et de l’esprit de la « formule magique ». En dépit du renversement des rapports de force électoraux et parlementaires, le PRD et le PDC choisirent de ne pas soutenir la démarche de l’UDC, de maintenir la « formule magique » en l’état (deux conseillers fédéraux PS, deux PRD, deux PDC et un UDC) et donc de soutenir les candidats socialistes au Conseil fédéral.
En 2003, l’UDC changea de stratégie et se rallia à la formule arithmétique 2 + 2 + 2 + 1 définie en 1959. Écartant désormais l’objectif d’une coalition bourgeoise, elle décida de s’attaquer au second siège du PDC, arrivé pour la deuxième fois consécutive à la quatrième place et devenu de ce fait le plus faible des partenaires gouvernementaux. S’appuyant sur sa nouvelle forte progression électorale, l’UDC poussa la candidature unique de son leader national, le Zurichois Christoph Blocher, contrairement à l’usage selon lequel les parlementaires doivent pouvoir choisir entre au moins deux candidats. De surcroît, les candidatures des leaders de partis au Conseil fédéral étaient habituellement exclues au nom de la modération et du pragmatisme dont doivent faire preuve les membres d’un gouvernement collégial.
Jouant « un “coup politique” et symbolique » (Burgos, Mazzoleni et Rayner 2009:58), les nationaux-conservateurs agitèrent la menace d’une bascule dans l’opposition avec un blocage référendaire systématique du gouvernement fédéral en cas de non-élection de Christoph Blocher. Ce chantage au mauvais perdant fonctionna car beaucoup de parlementaires estimèrent que le maintien de la « formule magique », même modifiée afin de tenir compte de la percée électorale de l’UDC, était le meilleur moyen de se préserver de l’incertitude qu’aurait provoquée le passage du premier parti du pays dans l’opposition – un concept quasi impensé en Suisse.
Acculé, le PDC refusa pourtant de renoncer à son second siège au Conseil fédéral, malgré ses résultats électoraux défavorables. Les démocrates-chrétiens soulignèrent l’importance de leur position centrale au sein du Conseil fédéral, facteur d’équilibre pour une large coalition allant du PS à l’UDC. Ils faisaient ainsi la promotion d’une conception davantage « qualitative » que purement « arithmétique » de la « formule magique ». Selon cette conception « qualitative », le parti pivot de la coalition gouvernementale, c’est-à-dire le PDC, devrait conserver une bonne représentation au Conseil fédéral afin d’éviter une majorité de droite (radicaux et UDC) qui nuirait à la concordance en accentuant la polarisation et en isolant le PS. Le PDC mit également en avant sa force au Conseil des États, la chambre haute de l’Assemblée fédérale, où il demeurait le premier groupe avec 15 sénateurs sur 46[7]. Ne s’agissait-il là que d’un positionnement stratégique opportuniste pour ne pas tenir compte des résultats électoraux et sauver le deuxième siège au Conseil fédéral ? En soi, la conception de la « formule magique » défendue par les démocrates-chrétiens était parfaitement cohérente et correspondait au positionnement habituel du parti, modéré et favorable à la concordance. Il apparaît alors difficile de qualifier le PDC de mauvais perdant.
Le 10 décembre 2003, Christoph Blocher fut élu au Conseil fédéral par l’Assemblée fédérale au détriment de la conseillère fédérale démocrate-chrétienne sortante Ruth Metzler, battue – premier cas de non-réélection d’un conseiller fédéral depuis 1872. Quarante-quatre ans après son adoption, la « formule magique » était finalement modifiée. D’un point de vue strictement arithmétique, l’attribution d’un second siège à l’UDC n’était guère contestable[8] mais marquait aussi l’abandon, en grande partie, d’une vision plus « qualitative » de la concordance. Or, l’élection au gouvernement du leader national et principal initiateur du virage à droite de l’UDC souleva immédiatement des difficultés quant au fonctionnement interne du Conseil fédéral et aux liens entre les conseillers fédéraux et les partis dont ils sont issus. En effet, entre 2003 et 2007, Christoph Blocher rompit à de nombreuses reprises le principe de collégialité (pour un résumé des principales polémiques, v. Burgos 2018:521-523), à la base du fonctionnement interne du Conseil fédéral. Autrement dit, il ne quitta jamais vraiment ses habits de tribun populiste pour endosser ceux de membre d’un gouvernement collégial animé par la recherche du consensus. Son non-respect des règles du jeu de la concordance fut dénoncé par les autres partis gouvernementaux et conduisit à « un nouveau coup de théâtre » (Sciarini 2023:233) avec son éviction du Conseil fédéral en 2007, qui provoqua un grand chambardement de la vie politique suisse.
Selon Voizard (2013:160), au sein du Conseil fédéral,
« l’effort d’impartialité exclut que la compétition politique, l’appartenance à un parti et la défense de ses intérêts priment sur la recherche du consensus. Lorsque cette exigence est rompue par l’attitude de l’un des conseillers, […] il n’y a pas d’autre solution que d’exclure “l’élément perturbateur” ».
C’est bien dans cette perspective qu’il faut comprendre la non-reconduction du tribun zurichois en 2007. En d’autres termes, même si l’UDC a de nouveau remporté haut la main les élections fédérales – les nationaux-conservateurs remportent 7 sièges supplémentaires au National et progressent de 2,2 points à 28,9 % des voix, ce qui les place largement en tête avec 9,4 points d’avance sur le deuxième –, l’Assemblée fédérale ne peut pas être considérée comme mauvaise perdante, et ce pour au moins deux raisons.
Tout d’abord, l’objectif poursuivi par les parlementaires n’était pas de contester ouvertement la participation de l’UDC au gouvernement[9], ni même de remettre en cause le deuxième siège acquis par ce parti quatre ans auparavant. Ils vont ainsi réélire Samuel Schmid, l’autre conseiller fédéral UDC sortant, appartenant à l’aile modérée du parti, et remplacer Christoph Blocher par la Grisonne Eveline Widmer-Schlumpf, elle aussi membre de l’UDC. Ensuite et surtout, c’est clairement « le comportement général d’un individu, son attitude personnelle au cours du mandat achevé » (Voizard 2013:161), et non à proprement parler son positionnement politique, qui furent sanctionnés par l’Assemblée fédérale. Le Zurichois avait refusé de jouer le jeu de la concordance, ce qui entraîna sa chute.
La réaction de la direction de l’UDC au revers essuyé par son leader fut pour le moins radicale. Le parti agrarien décida de « renier » ses deux conseillers fédéraux Eveline Widmer-Schlumpf et Samuel Schmid – ce qui revenait à « quitter » le gouvernement – et de s’installer dans l’opposition au sein du parlement comme à l’extérieur de celui-ci, agitant en particulier la menace d’un recours systématique au référendum facultatif et à l’initiative populaire. Cette stratégie d’opposition fut toutefois de courte durée, d’une part parce que l’UDC subit, le 1. juin 2008, une triple défaite dans les urnes qui refroidit nettement ses ardeurs[10], d’autre part parce qu’elle fit son retour au Conseil fédéral quelques mois plus tard, profitant de la démission de Samuel Schmid en novembre 2008 pour faire élire Ueli Maurer, figure de l’aile droite du parti, par l’Assemblée fédérale – qui prit toutefois bien soin d’exclure l’hypothèse d’un retour de Christoph Blocher, lui aussi candidat présenté par son groupe. L’UDC dut ensuite attendre 2015 et le départ d’Eveline Widmer-Schlumpf pour retrouver son second siège au gouvernement.
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Dans les séquences politiques et institutionnelles évoquées, l’UDC a-t-elle été « mauvaise perdante » ? En soi, elle n’a fait qu’actionner les leviers qu’offrent le droit constitutionnel suisse. Mais ce faisant, elle a contribué à promouvoir une conception très réductrice de la concordance, limitée à sa seule dimension arithmétique et proportionnelle. La situation apparaît paradoxale : d’un côté, la démocratie directe « force » la concordance car elle conduit à un phénomène d’intégration en obligeant les principales forces politiques à rechercher le consensus en amont ; de l’autre, l’instrumentalisation de cette même démocratie directe par un mauvais perdant remet en cause la concordance dans son principe même en menaçant de bloquer le système tout entier.
Dans ce cadre institutionnel contraint, quelles sont alors les perspectives envisageables ? Un scénario radical est celui de l’abandon pur et simple de la « formule magique », par exemple au profit d’une « petite concordance » à trois partis (une coalition de centre-droit UDC-PLR-Le Centre ou une coalition de centre-gauche PS-Le Centre-PLR) qui, plus cohérente idéologiquement, réduirait l’hétérogénéité partisane du Conseil fédéral. Cependant, il est évident que le grand parti relégué dans l’opposition (PS ou UDC dans cette hypothèse) recourrait de façon intensive aux instruments de la démocratie directe – bien qu’il faille certainement relativiser la contrainte que représente encore la démocratie directe (Sciarini 2023:247-248). Une autre hypothèse plus sérieusement évoquée est celle d’une modification de la « formule magique » afin de tenir compte de la progression électorale des écologistes et d’intégrer Les Verts au gouvernement. Sur un plan strictement comptable, ceux-ci auraient droit à un siège au détriment du PLR, qui en perdrait un. Toutefois, une telle évolution de la composition du Conseil fédéral affaiblirait encore davantage la concordance politique (« qualitative »). En effet, l’hétérogénéité partisane de l’Exécutif et la polarisation droite-gauche en son sein seraient accentuées, ce qui nuirait à la cohérence et l’efficience des décisions du Conseil.
Pour le moment, la Suisse se dirige donc vers un maintien en l’état – mais précaire – de la « formule magique », comme l’a montré la séquence électorale de 2023 (Braun 2023). Il n’empêche que la concordance (politique) apparaît en péril : « [c’]est une règle non écrite et c’est une notion élastique ; cependant, il en va de la concordance comme d’un élastique : si on l’étire trop, il se casse » (Sciarini 2023:237). Les deux plus grands partis, qui sont à la fois au gouvernement et dans l’opposition, ne sont pas en soi « mauvais perdants » (encore qu’on puisse discuter de la réaction de l’UDC en 2007 après l’éviction de Christoph Blocher) mais « jouent » avec les limites non écrites du système de concordance. Contre vents et marées, ce dernier continue néanmoins de distinguer des démocraties majoritaires européennes un modèle suisse décidément bien singulier.
Bibliographie
Braun, Arthur. 2023. « Élections fédérales de 2023 en Suisse : vers un maintien en l’état de la “formule magique” gouvernementale ». Blog Jus Politicum (https://blog.juspoliticum.com/2023/10/27/elections-federales-de-2023-en-suisse-vers-un-maintien-en-letat-de-la-formule-magique-gouvernementale-par-arthur-braun/).
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[1] L’Assemblée fédérale « se compose de deux Chambres, le Conseil national et le Conseil des États, dotées des mêmes compétences » (art. 148, al. 2 Cst.). La Suisse est donc un rare exemple de bicamérisme parfaitement égalitaire. Le Conseil national se compose de 200 députés qui représentent le peuple (art. 149, al. 1. Cst.) tandis que le Conseil des États comprend 46 membres qui représentent les cantons (art. 150 al. 1. Cst.) de manière égalitaire : deux « sénateurs » par canton et un pour chacun des six anciens « demi-cantons ».
[2] D’autant plus que la Constitution fédérale (art. 175, al. 4 Cst.) dispose que « [l]es diverses régions et les communautés linguistiques doivent être équitablement représentées au Conseil fédéral » (Gonin 2015:106-107 ; Mahon 2014:242).
[3] Le Parti catholique-conservateur (futur PDC devenu Le Centre) fait son entrée au Conseil fédéral en 1891, après 43 ans de gouvernement radical. Un représentant du Parti des paysans, artisans et indépendants (ancêtre de l’UDC) est élu en 1929 tandis que les socialistes font leur entrée au gouvernement en 1943, durant la Seconde guerre mondiale, avant de le quitter en 1953 puis de retrouver deux sièges en 1959 avec l’instauration de la « formule magique ». En 2003, au bénéfice de ses succès électoraux, l’UDC gagne un siège au détriment du PDC, devenu le quatrième parti.
[4] Traduction littérale et quelque peu abusive de l’allemand Bürgerliche Parteien (les adjectifs « civiques » ou « citoyens » seraient plus pertinents) pour désigner les partis de droite sans connotation négative.
[5] L’initiative populaire déposée par le PDC « Pour le couple et la famille – Non à la pénalisation du mariage », qui visait à ne plus pénaliser fiscalement les couples mariés à deux revenus (ou à la retraite) par rapport à des couples non mariés aux mêmes revenus, constitue l’une de ces rares exceptions. Le 28 février 2016, l’initiative avait été rejetée par une courte majorité des votants (50,8 %). En avril 2019, le Tribunal fédéral, saisi par le PDC, annula la votation de 2016. En effet, le gouvernement, qui recommandait le rejet de l’initiative, avait fait figurer dans sa brochure explicative un chiffre grossièrement erroné (80 000 couples à deux revenus concernés par la réforme au lieu de 454 000, sans compter environ 250 000 couples de retraités) – erreur reconnue par le Conseil fédéral. Le Tribunal estima qu’il s’agissait d’une irrégularité grave violant le droit à l’information des citoyens et que la votation n’avait de ce fait pas respecté la liberté de vote. C’était la première fois depuis la création de l’État fédéral en 1848 qu’une votation fédérale était annulée.
[6] Les autres partis représentés à l’Assemblée fédérale sont généralement parfaitement consensuels, qu’il s’agisse à gauche des Verts – qui ont connu une forte poussée électorale jusqu’à devenir le quatrième parti du pays en 2019, avant de retomber à la cinquième place en 2023 –, au centre des Vert’libéraux et du Parti évangélique suisse (dont les deux députés siègent au sein du groupe du Centre) ou encore, au centre-droit, de l’ancien Parti bourgeois-démocratique – issu d’une scission de l’Union démocratique du Centre et qui fusionna en 2020 avec le Parti démocrate-chrétien pour former Le Centre. À droite, la Ligue des Tessinois et le Mouvement citoyen genevois, deux partis cantonaux, ainsi que l’Union démocratique fédérale, petit parti conservateur, siègent avec l’UDC au Conseil national. Finalement, seule l’extrême-gauche (Parti suisse du travail), qui a perdu sa représentation parlementaire en 2023, se trouve hors du consensus institutionnel.
[7] La sur-représentation du PDC au Conseil des États, la chambre haute de l’Assemblée fédérale qui est chargée de représenter les cantons (art. 150 Cst.), s’explique par la force de ce parti dans les petits cantons alémaniques et catholiques. Or les cantons sont représentés de manière égalitaire dans cette chambre (chaque canton élit deux « sénateurs » et chaque ancien demi-canton un, quelle que soit la population du canton) et le scrutin est majoritaire (sauf dans les cantons du Jura et de Neuchâtel).
[8] D’autant plus qu’en s’implantant en Suisse romande et en progressant au Conseil des États, l’UDC s’affirmait plus que jamais comme un parti d’envergure nationale, levant ainsi certaines des réserves émises en ce sens en 1999.
[9] Bien qu’il ne faille pas exclure l’hypothèse d’une tentative inavouée de diviser l’UDC entre les blocheriens et les tenants d’une ligne plus modérée – une division qui se produisit effectivement avec la création du Parti bourgeois-démocratique en 2008.
[10] Ce jour-là, le peuple et les cantons rejetèrent massivement trois initiatives populaires portées par l’UDC qui visaient, pour la première (« Pour des naturalisations démocratiques »), à ce que le corps électoral dans les communes puisse se prononcer directement sur les demandes de naturalisation, pour la deuxième (« Souveraineté du peuple sans propagande gouvernementale ») à restreindre les activités d’information du Conseil fédéral avant les votations et pour la troisième (« Qualité et efficacité économique dans l’assurance-maladie ») à diminuer les primes d’assurance maladie en transférant une partie de l’assurance de base obligatoire à des assurances privées facultatives.
Author :
Arthur BRAUN est maître de conférence de l’Institut catholique de Lyon – UR Confluence Sciences & Humanités