Les mauvais perdants « légitimes »
Les vicissitudes électorales de l’instauration de la République en France

Julien Constantin


Résumé

Cet article considère les moments, si particuliers, de l’histoire constitutionnelle française dans lesquels les fondateurs des deux premières Républiques se sont retrouvés contraints de défendre le principe électif et républicain contre le résultat d’élections qu’ils avaient eux-mêmes organisées. Ces moments traduisent les difficultés traversées par les défenseurs de la démocratie pendant plus d’un siècle, face à une société encore organisée selon d’autres présupposés et à des forces politiques contraires. À ce titre, ces moments éclairent les caractères extraconstitutionnels essentiels à l’existence d’une démocratie politique, notamment la signification pluraliste et individualiste donnée au suffrage. Mais ces moments sont également éclairants parce qu’ils montrent de sincères démocrates saisis d’une contradiction insoluble, propre au système démocratique : celle de la défense de la démocratie contre l’utilisation, par ses ennemis, de son mode de légitimation, à savoir l’élection. Enfin, cette contribution envisage ces moments sous l’angle du devenir de la doctrine républicaine française. Car, de ces deux échecs fondateurs, les républicains français ont retenu une leçon qui allait nourrir une conception républicaine spécifique, et relativement méfiante, quant au suffrage universel. Ainsi, à travers l’étude de ces deux situations, dans lesquelles les mauvais perdants en démocratie sont, dans un espace politique donné, de véritables défenseurs de la démocratie, c’est une partie de la singularité de l’histoire républicaine française qui apparaît, et notamment certaines de ses contradictions encore aujourd’hui perceptibles.

Abstract

This article examines the particularly significant moments in French constitutional history when the founders of the first two Republics found themselves compelled to defend the elective and republican principle against the outcome of elections they themselves had organized. These moments reflect the difficulties faced by defenders of democracy over more than a century, in the context of a society still structured according to different assumptions and in the face of opposing political forces. In this regard, these moments shed light on the extra-constitutional characteristics key to the existence of political democracy, particularly the pluralistic and individualistic meaning given to suffrage. But these moments are also enlightening because they show sincere democrats caught in an insoluble contradiction, inherent to the democratic system: the defense of democracy against its enemies’ use of its mode of legitimation—namely, elections. Finally, this contribution analyzes these moments in light of the evolution of French republican doctrine. Therefore, from these two failures, French republicans drew a lesson that would shape a specific and wary republican conception of universal suffrage. Thus, through the study of these two situations, in which the “bad losers” in democracy are, in a given political space, true defenders of democracy, part of the uniqueness of French republican history emerges, including some of its contradictions that remain perceptible to this day.

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Constantin, Julien. 2024. Les mauvais perdants « légitimes ». Les vicissitudes électorales de l’instauration de la République en France. Nomopolis 2.

INTRODUCTION

Lorsque l’on aborde la question des mauvais perdants en démocratie, il semble naturel d’envisager les manœuvres des adversaires de la démocratie. Pourtant, l’histoire politique française fournit, dans sa riche et contradictoire complexité, l’exemple contre-intuitif de défenseurs politiques du principe électif dans la situation de mauvais perdants face aux adversaires de la démocratie. Soit, en situation de défendre le principe démocratique contre le résultat politique d’élections libres.

Cette situation est caractéristique des sociétés en cours de démocratisation, dans lesquelles les principes constitutionnels proclamés ne correspondent pas encore à l’évolution des structures sociales. L’organisation constitutionnelle y est fondée sur des principes démocratiques, bien souvent à la suite d’une révolution brutale et inattendue, tandis que la société est encore régie par des logiques et des structures qui ne correspondent pas aux présupposés requis pour que fonctionne une démocratie. C’est notamment le cas lorsque l’acte de vote n’est pas, dans les esprits et dans les pratiques, le résultat d’une démarche pluraliste conforme aux exigences d’une compétition loyale pour le pouvoir, mais la continuation d’autres démarches et d’autres logiques, souvent résultant des rapports sociaux antérieurs – traditionnels ou religieux (Deloye, 2006 ; Rosanvallon, 1992).

Or, cette période de transition entre la légitimation ancienne et démocratique du pouvoir peut durer des décennies, voire plus d’un siècle, comme la période qui court, en France, entre la Révolution et la IIIe République. La compétition pour le pouvoir se traduit, durant cette phase, par un affrontement entre différents principes de légitimité, défendus par différents partis. Les partis en lutte pour le pouvoir ne le font donc pas dans un cadre démocratique fixe et accepté par tous, mais cherchent à imposer leur cadre constitutionnel, fondé sur leur principe de légitimité, et ce en dépit du régime constitué, qu’il soit démocratique ou non. Le conflit pour le pouvoir se complique alors d’un conflit sur la légitimité du pouvoir, d’un affrontement quant à ses fondements mêmes. Le régime démocratique, dans lequel l’autorité découle d’élections libres, ne se présente, dans ce type de contexte, que sous la forme d’un parti parmi d’autres en lutte pour le pouvoir. Et ses partisans, lorsqu’ils se trouvent en position d’imposer leur régime, sont en face de forces sociales et politiques qui ont non seulement pour but de les remplacer à la tête des institutions politiques, mais également d’en changer le principe, d’abolir la nature démocratique du régime.

Cette situation de fondateurs de république et d’instaurateurs du suffrage libre comme unique source d’autorité n’est donc pas allée, en France, sans poser un problème qui constitue une aporie toujours sensible des systèmes démocratiques : quels moyens la démocratie est-elle susceptible d’employer pour se défendre, sans contredire ses propres présupposés ? Une question s’est ainsi posée de manière évidente aux républicains français tout au long du XIXe siècle : que faire, en tant que défenseurs du suffrage universel, si les résultats du suffrage universel refusent la République et la Démocratie ? Or, ces derniers furent contraints, à deux reprises, d’avoir à combattre, en tant que démocrates, et dans un espace public où le principe démocratique est encore contesté, le résultat d’élections libres, parce que ce résultat avait pour conséquence l’abolition de la République démocratique. Tel est, en tout cas, ce qui caractérise la notion, contingente mais révélatrice, de « mauvais perdants légitimes » à travers l’histoire de la démocratie.

Et concrètement, malgré leur caractère légitime au regard de leur engagement en faveur des principes électifs et démocratiques, les républicains français usèrent, lorsque les élections démentaient les principes démocratiques, de tout un panel de discours et de mécanismes visant à contester, à contourner, voire à annuler le résultat des élections. C’est précisément ces moments si problématiques de l’histoire française que cette étude se propose d’étudier. Elle cherchera à définir non seulement le contexte politique qui explique cette situation, la pratique politique qui fut celle de ces mauvais perdants légitimes, mais également les conséquences politiques de leurs contradictions. Le premier cas abordé est l’échec politique de la première République, durant la Révolution française, et les reniements successifs des conventionnels coincés entre leurs propres principes et les conséquences politiques d’une victoire électorale des royalistes (I). Le second cas concerne l’attitude des républicains de 1848 face aux résultats conservateurs et bonapartistes du suffrage universel, à la suite d’une révolution ouvrière dans Paris (II).

I. LES MAUVAIS PERDANTS CONVENTIONNELS ET LE TRIOMPHE D’UNE FORME NON ELECTIVE DE REPRESENTATION

A. Le contexte : l’isolement politique des conventionnels en 1795

La situation complexe et contradictoire des conventionnels au moment d’instaurer une première république élective et constitutionnelle résulte du contexte spécifique de la Révolution française. On est tenté d’affirmer, avec Marcel Morabito, que l’essentiel du problème politique des conventionnels, en 1795, provient de l’éloignement entre les élites révolutionnaires et la masse de la population (Morabito, 2012 : 137). Le problème découle, en d’autres termes, de l’échec politique de la Révolution à faire accepter ses institutions, ses chefs et ses principes. En effet, il semble qu’en raison de plusieurs aspects de la politique conventionnelle – déchristianisation et politique sociale pour l’essentiel – une majorité de la population, encore ultra-majoritairement rurale, semble se détourner de la Révolution, voire, souhaiter le retour à une forme de conservatisme social et religieux qui explique d’avance le succès de la politique napoléonienne (Ozouf, 1992 : 172-175). Les conventionnels se trouvent ainsi dans une situation particulièrement périlleuse au moment de sortir de l’état d’exception révolutionnaire et de fonder constitutionnellement la République. Ils doivent instituer un régime fondé sur l’élection des représentants, tout en étant politiquement minoritaires au sein de la société française. Ils doivent gouverner des institutions élues contre le vœu majoritaire. Il faut, par ailleurs, distinguer la question de l’opinion majoritaire du problème électoral. Durant la Révolution, de par le système de vote à double degré, les majorités politiques parlementaires sont issues de l’opinion d’une élite sociale et politique qui peuple les assemblées de second degré, les assemblées d’électeurs (Gueniffey, 1993 : 385-428). C’est donc d’abord l’opinion des notables qui façonne le résultat des élections et la politique du régime (Edelstein, 2013 : 479-485).

Or, en 1795, il semble que cette élite de notables, quelques dizaines de milliers d’électeurs surplombant les 4 millions de citoyens, se retourne contre la politique de la Convention, sous la forme d’« un royalisme diffus, confus et omniprésent, avec ses noyaux durs et ses complicités latentes » (Dupuy, 1996 : 243-250). Tout du moins, est-il sans doute préférable d’avancer en l’absence de sondage que « l’ensemble des anciens partis exclus du jeu politique révolutionnaire […] refont surface en même temps » à la faveur de la libéralisation du régime (Gueniffey, 1993 : 480). Et si aucun projet précis de restauration monarchique n’apparaît, le reflux de l’opinion publique en faveur de la religion catholique pose un problème existentiel aux conventionnels régicides, qui ne peuvent pour des raisons évidentes accepter le retour des Bourbons. Le risque est donc réel de voir des monarchistes, officiels ou officieux, arriver en masse au sein des institutions républicaines et y obtenir une majorité parlementaire. Or, deux échéances électorales attendent les conventionnels : le plébiscite constitutionnel, qui doit soumettre la Constitution de l’an III aux assemblées primaires, et les premières élections législatives. Toute leur politique va, dès lors, consister à encadrer ces moments électoraux par un ensemble de mécanismes juridiques et politiques, puis, face à l’échec de cette politique, de maintenir le statu quo républicain contre le résultat des élections.

B. La pratique : du décret des deux-tiers aux coups d’État du Directoire

Le système constitutionnel de l’an III repose sur l’élection annuelle d’un tiers de représentants au sein des deux assemblées du Corps législatif, le Conseil des anciens et le Conseil des Cinq-cents. Cette élection s’accompagne d’un renouvellement d’un des cinq membres du Directoire, l’exécutif collégial, nommé par le Corps législatif. Chaque année, en somme, une élection législative partielle concernant le tiers des deux Chambres entraîne une modification du cinquième de la composition politique de l’instance exécutive. Cette organisation avait, dans l’esprit des constituants, pour objet de permettre une forme de continuité dans l’action gouvernementale, tout en garantissant l’adaptation de celle-ci aux évolutions de l’opinion publique[1]. Mais la conséquence de ces élections annuelle est, au contraire, que la composition des chambres politiques du régime est totalement dépendante de l’opinion des assemblées d’électeurs à travers le pays. Or, comme nous l’avons vu, les conventionnels se trouvent en face du retour de toutes les anciennes forces politiques habitées d’un esprit de vengeance et de conquête. Les conventionnels thermidoriens se trouvent donc face à la naissance d’un « espace politique pluraliste » où se rassemblent les vaincus des phases successives de la Révolution, qui s’organisent en « partis » voués à la conquête de l’opinion et d’élections désormais libres (Gueniffey, 1993 : 480). La présence, au sein d’un même espace politique, d’anciens proscrits et d’anciens proscripteurs des périodes révolutionnaires antérieures, induit par ailleurs que les haines, les « rivalités de personnes » et les « intérêts privés » reparaissent au cœur du régime et se laissent libre cours. Les conventionnels cherchent donc à combattre l’entrée de ces factions ennemies au sein des institutions républicaines (Martin, 2012 : 627). Bien qu’ils aient eux-mêmes fondé la République sur le principe de l’élection, ils constatent leur isolement politique dans le pays, et cherchent à contrôler l’entrée en République. Deux techniques politico-juridiques sont employées : les constituants conventionnels choisissent, d’une part, de restreindre la liberté électorale, puis, face aux défaites électorales qui ne manquent pas de se produire, ils en refusent et en modifient eux-mêmes, d’autorité, les résultat politiques.

Restreindre la liberté électorale au nom de la République : un pari risqué et manqué

La première étape de l’instauration constitutionnelle de la République est l’acceptation plébiscitaire de la Constitution de l’an III par le peuple. Conformément aux principes directeurs du constitutionnalisme révolutionnaire depuis 1789, la constitution est pensée comme un acte de souveraineté des gouvernés pour encadrer et limiter les prérogatives des gouvernants (Beaud, 1994 : 200-201). La manière de s’assurer de la réalité de cette volonté constituante demeure, dans l’esprit des constituants, de soumettre le projet de constitution aux assemblées primaires, ce qui est fait à l’issue de son adoption, à l’été 1795. Mais les constituants thermidoriens entendent profiter du désir général de retour à l’ordre, et associent au plébiscite des mesures de garantie politique. La fin de la Révolution signifie alors, dans le discours des conventionnels, la sécurisation constitutionnelle d’un ensemble de statuts politiques, civils et économiques obtenus par la Révolution. Ils revendiquent, en ce sens, d’assurer le maintien en fonctions du nouveau personnel politique formé de milliers de représentants et d’administrateurs « qui avaient tenu le gouvernail dans la tempête et assumé pendant trois ans toutes les charges » (Suratteau, 1951 : 393).

La mesure la plus célèbre de cette politique demeure la reconduction de deux tiers de conventionnels dans les institutions de la République de l’an III. Ce mécanisme, adopté par le décret du 5 fructidor an III (22 août 1795), repose, formellement, sur l’application du principe du renouvèlement par tiers des chambres républicaines au passage du constituant au constitué, dans une forme de mise en application graduée de la constitution. Il est politiquement justifié par l’évocation de l’expérience traumatique de l’Assemblée constituante de 1791 qui avait adopté le principe de la non-réélection des constituants à la Législative, mesure à laquelle beaucoup de thermidoriens attribuent la fuite en avant de la Révolution. Ainsi, « le poids de l’histoire » semble avoir « pesé sur cette décision témoignant de l’inquiétude face à l’électorat et de la volonté de figer, avec le régime, une classe politique fermée » (Martin, 2012 : 671). Plus concrètement, le décret s’appuie sur la volonté de mettre en application les institutions de la République sans rupture avec la politique thermidorienne : il s’agit de « maintenir au pouvoir le groupe thermidorien de dirigeants et leurs partisans » (Suratteau, 1951 : 388). Mais le procédé choisi, le 13 fructidor an III (30 août 1795), pour appliquer ce principe est d’une grande complexité, et se traduit par l’organisation, dans chaque assemblée électorale, de deux tours d’élections, le premier pour nommer « les deux tiers des membres que chacune d’elles doit fournir au corps législatif », le second pour « la liste supplémentaire »[2]. Ces deux décrets s’accompagnent, par ailleurs, de mesures visant à déroger aux règles constitutionnelles pour les élections à venir, en anticipant les premières élections, et en repoussant les suivantes, afin d’assurer une continuité politique d’une année et demi aux premiers dirigeants du régime.

En complément, les constituants thermidoriens mettent en place un ensemble de mesures, au sein de la loi électorale du 25 fructidor an III (11 septembre 1795), afin de se prémunir contre la résurgence de leurs adversaires politiques au sein des institutions républicaines. D’une part, la Convention laisse aux administrations locales en place la faculté de statuer sur l’éligibilité des candidats inscrits sur les listes électorales, et donc d’empêcher certaines candidatures en amont[3]. Les conventionnels se réservent, également, la maîtrise du contentieux électoral, en confiant cette compétence à l’unique Corps Législatif composé aux deux-tiers de conventionnels (Godechot, 1970 : 108.). Enfin, les constituants décident, dans le cadre de l’établissement du règlement des futures assemblées, du placement aléatoire des députés dans l’enceinte du Corps législatif grâce à un système de tirage au sort, afin d’éviter la formation – même physique et spatiale – de factions organisées[4]. Néanmoins, cette mesure ne sera jamais appliquée, symbole de l’impuissance des conventionnels à empêcher la résurgence des partis vaincus de la Révolution (Lefebvre, 1977 : 77). Il semble même que ces mesures aient participées à souder et mobiliser l’ensemble de leurs adversaires contre les conventionnels. Le rapport préalable à l’adoption finale des décrets des deux-tiers le 14 fructidor an III (31 août 1795) traduit d’ailleurs l’inquiétude des dirigeants conventionnels envers la dimension royaliste de la contestation de ces mesures, et notamment des décrets des deux-tiers. Il dénonce les menées royalistes qui se saisissent du slogan de la violation de la souveraineté populaire pour menacer la paix civile. Cette dénonciation demeure néanmoins impuissante à empêcher un premier coup de semonce électoral pour les conventionnels.

Grâce à une campagne d’opinion des opposants à la Convention, dominés par les réseaux royalistes, la Constitution de l’an III est acceptée très majoritairement par le corps électoral. Mais, consultées dans le même temps sur l’acceptation des décrets des deux-tiers, les assemblées primaires opposent à la mesure proposée par la Convention un rejet largement quantifiable. 958 226 votants sont réputés avoir pris part aux votes, répartis en 6068 assemblées primaires ayant « constaté le nombre de votants ». Sur ce nombre, une large majorité, 914 853, ont, en effet, accepté la Constitution, conformément au mot d’ordre des thermidoriens et du parti anti-conventionnel, soit un taux d’acceptation d’environ 95%. Le décret des deux tiers n’a en revanche, été voté que par 263 131 votants, dont 167 758 seulement l’ont accepté, contre 95 373 qui l’ont refusé[5]. Comme l’écrit Albert Mathiez, les conventionnels, « malgré la pression officielle exercée par leurs créatures, maîtres de toutes les places, n’avaient pu réunir pour les décrets des deux tiers que 200 000 voix sur plus de cinq millions de citoyens actifs ! » (Mathiez, 2010 : 387). Les résultats, tels que présentés à la Convention, font, par ailleurs, état d’un taux d’acceptation des décrets de fructidor de seulement 65%, ce qui suffit néanmoins à les déclarer adoptés par la Convention (Edelstein, 2013 : 492).

Ce qu’il faut bien appeler une première défaite électorale, marquée par l’écart considérable entre les résultats de l’acceptation de la constitution et celui des décrets des deux-tiers, conduit à un affrontement armé dans Paris entre contestataires de tendance royaliste et la Convention, remportée par cette dernière en Vendémiaire. Cette insurrection ne peut, alors, que confirmer les conventionnels dans leur volonté d’encadrer très strictement les premières élections du régime. En réponse aux manœuvres royalistes, ils prennent, le 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) une loi d’exclusion. Celle-ci interdit, pour les prochaines élections, l’exercice de toute fonction publique aux insurgés de Vendémiaire, ainsi qu’à tous les émigrés et à leur famille, sous peine du bannissement à perpétuité, et frappe d’avance l’ensemble des actes publics qui seraient pris en violation de cette disposition de nullité[6]. Ainsi, la première défaite électorale – partielle et symbolique – des conventionnels aboutit non seulement à un affrontement armé, mais également à une mesure d’exclusion politique. Mais, là encore, ces dispositions d’encadrement autoritaire des élections ne font, en un sens, que repousser le problème sans le résoudre sur le plan politique. Ces pénibles expédients manifestent surtout l’incapacité des dirigeants thermidoriens à former un véritable esprit public autour du principe républicain.

Refuser le résultat électoral au nom d’un complot contre la République : l’expédient antidémocratique des conventionnels

Le système électoral que les constituants ont choisi, dans la loi électorale du 25 fructidor an III (11 septembre 1795), est pensé pour empêcher la victoire de leurs adversaires par les voies légales. Il est donc indirect, pour demeurer contrôlé par la notabilité provinciale, et censitaire, afin d’interdire l’accès aux masses réputées dangereuses socialement, soupçonnées de royalisme et de jacobinisme selon les régions. Pourtant, en raison du choix fait par les conventionnels de refuser toute forme de pluralisme politique au sein des assemblées, chaque élection apparaît comme une forme de référendum sur la politique menée par les conventionnels. Le risque est donc de faire de la victoire d’un vote « contre » la Convention une arme de légitimation politique pour les adversaires de la République. Il n’est guère étonnant, à ce titre, que les résultats électoraux de l’an IV, puis de l’an V, confirment le rejet, par le pays, des dirigeants conventionnels. Dans la continuité de la défaite électorale de l’an IV, un temps masquée par la reconduction des deux-tiers de conventionnels (Suratteau, 1952), les résultats électoraux de l’an V s’avèrent désastreux. 11 conventionnels seulement y sont réélus sur 216 à se représenter, parmi lesquels figurent, qui plus est, cinq membres publiquement opposés au gouvernement en place (Suratteau, 1958 : 49-53). Les « royalistes purs » et les « royalistes constitutionnels » ont réussi à former une « alliance électorale contre les anciens conventionnels », encouragés par un manifeste ambigu de Louis XVIII et par une campagne active du clergé réfractaire de retour dans le pays. « Le verdict du pays était donc clair » : « du haut en bas, après les élections de l’an V, la République était aux mains des hommes qui avaient gouverné et administré sous la monarchie constitutionnelle avant le 10 août. Il ne leur restait plus qu’à s’emparer du pouvoir exécutif » (Mathiez, sept/oct 1929 : 429-436). Deux attitudes se font alors jour au sein de l’exécutif directorial, encore contrôlé pour un mois par les conventionnels.

L’une, intransigeante, consiste à refuser le résultat d’élections qui menacent la forme républicaine du gouvernement. Plusieurs plans se succèdent dans les milieux gouvernementaux, avec pour objet de casser les élections avant que les élus n’investissent les chambres. Le premier plan vient du directeur Reubell, et est soutenu par ses collègues Barras et Larevellière-Lépeaux. Il consiste à faire casser les résultats électoraux par la majorité conventionnelle, puis à recommencer le processus électoral en l’entourant de garanties politiques plus sévères encore contre les royalistes (Guyot, 1911 : 349). Il s’agit donc d’un « exercice partiel du droit de dissolution », qui porterait tout entier « contre le tiers nouvellement élu », et qui serait « prononcée à la requête du gouvernement par des Chambres légalement en fonction ». Le second plan de Reubell consisterait, dans un second temps, à faire porter un message du Directoire au Conseil des Cinq-Cents qui accuserait « les assemblées primaires de royalisme, de fanatisme et d’illégalité dans leurs choix ». Puis, ce dernier « renverrait le tout au Directoire » et « lui demanderait de prendre les mesures propres à sauver la Patrie ». Alors, le Directoire déclarerait Paris en état de siège, « substituerait l’autorité militaire à l’autorité civile et validerait ou invaliderait ensuite les nouveaux députés ». (Mathiez, sept/oct 1929 : 437-439).

L’autre position, tenue par Carnot et Letourneur, consiste, au contraire, à transiger avec la nouvelle majorité en acceptant son orientation politique pour le régime, tendue vers l’abolition de toutes les lois révolutionnaires (Aubin, 1932 : 37). Finalement retenue, cette attitude attentiste et légaliste des directeurs a le grand mérite politique de révéler l’extrême division, voire la totale désunion de ce « camp » royaliste qui détient désormais la majorité aux chambres. Hors de l’abolition de la législation sociale et religieuse de la Révolution, aucun programme commun n’émerge qui soit de nature à menacer la République. Dès lors, « le Directoire, qui avait la force en mains, qui avait derrière lui l’armée et les gros intérêts, aurait le dernier mot quand il voudrait » (Mathiez, sept/oct 1929 : 445-446). Mais, parce que les directeurs avaient laissé se réunir ces nouveaux Conseils, le coup d’État ne pourrait plus être parlementaire, et serait nécessairement militaire.

Après la découverte de la corruption par des agents royalistes du président du Conseil des Cinq-Cents, le général Pichegru, les trois directeurs républicains –les triumvirs – font diffuser la preuve de sa trahison, entourer le Corps Législatif de troupes, et arrêter les chefs royalistes. Puis, les Conseils épurés cassent l’élection de 53 départements, remplacent les deux directeurs ambigus, Carnot et Barthélémy, rétablissent la loi d’exclusion électorale des émigrés et instaurent le serment de haine à la royauté (Deleplace, 2009 : 47-70). Au final, « la représentation nationale est mutilée de 200 de ses membres » : 45 élus aux Anciens voient leur élection annulée, 11 sont déportés, 2 démissionnés et 2 suspendus, tandis qu’aux Cinq-Cents, 95 voient leur élection annulées, 42 sont déportés et 3 sont démissionnaires (Mathiez, nov/dec 1929 : 545-550).

C. Les conséquences : le renoncement des conventionnels aux présupposés démocratiques de leurs principes

Les conséquences politiques de ce coup d’État des dirigeants républicains contre la victoire électorale des royalistes sont multiples, et auront, pour l’avenir, de graves répercussions, parmi lesquelles deux principales. La première, immédiate, est le basculement certain du prestige et de l’autorité républicaine des parlementaires vers les militaires. En effet, la participation essentielle et remarquée de l’armée à la défense de la République fait de celle-ci, de ses chefs, de ses pratiques et de sa culture, le seul vrai rempart contre le royalisme. En ce sens, le coup d’État de fructidor, auquel les « mauvais perdants » républicains se résolvent en 1797, contribue à la formation d’un « discours militariste » dont le Consulat puis l’Empire de Bonaparte ne seront que les héritiers (Kruse, 2010). Secondement, et peut-être surtout, la défaite électorale républicaine, et la nécessité de défendre la constitution républicaine par la voie d’un coup d’État, contribue à convaincre les élites républicaines de la dangerosité politique des élections, et nourrit le mouvement « révisionniste » favorable à une révision de la Constitution de l’an III (Mathiez, Jan/fev 1929).

Notamment, il arme un basculement des élites républicaines dans le sens de la suprématie politique du gouvernement (Belissa et Bosc, 2018) et d’une conception capacitaire et inégalitaire de la représentation (Ayad-Bergougnoux, 2010). Ce basculement s’exprime par exemple chez Boulay de la Meurthe, un des futurs rédacteurs de la Constitution de l’an VIII, qui écrit désormais que « c’est (…) dans la minorité du nombre, des talents et de toutes les ressources qu’est la base d’un gouvernement solide »[7]. Germaine de Staël, quant à elle, considère que l’affermissement des principes constitutionnels issus de la Révolution de 1789 passe par la substitution de « l’aristocratie naturelle » à une « aristocratie factice ». Pour ce faire, elle propose la « gradualité des emplois », fondée sur une hiérarchie sociale des pouvoirs : seuls ceux qui auront déjà exercé les divers échelons de fonctions publiques départementales pourront accéder à l’échelon législatif national, puis au Directoire. C’est donc un véritable cursus honorum républicain, qui, dans son esprit, « donnera tous les avantages et aucun des inconvénients des distinctions arbitraires de la naissance et du rang »[8]. Or, cette hiérarchie des fonctions représentatives est, quelle que puisse être sa justification, une substitution de la logique hiérarchique à la logique élective. Les citoyens sont tout bonnement écartés de la désignation des législateurs nationaux.

Ce mouvement aboutira au dernier coup d’État du Directoire, celui de Brumaire, qui se présente comme la réaction de l’élite bureaucratique républicaine contre le corps électoral indocile (Ayad-Bergougnoux, 2014). La République, maintenue formellement sous le Consulat, n’est plus fondée sur l’élection : la représentation n’est plus élective, mais seulement fonctionnelle, et surtout, elle ne repose pas sur le choix de la majorité. L’idéologue Cabanis, dans un célèbre discours sur le nouveau régime consulaire, parlera même de « démocratie purgée de tous ses inconvénients ». Il faudrait plutôt dire démocratie purgée de ses principes, car la masse du peuple y est considérée incapable non seulement d’exercer les fonctions publiques, mais également de désigner les personnes capables. C’est pourquoi, selon Cabanis, le peuple « ne doit donc faire directement aucun choix ». « Les choix », affirme-t-il, « doivent partir non d’en bas, où ils se font toujours nécessairement mal, mais d’en haut, où ils se feront nécessairement bien ». Dans le régime constitutionnel consulaire, « tout se fait pour le peuple et au nom du peuple », mais « rien ne se fait par lui ni sous sa dictée irréfléchie ». Cabanis, et avec lui, la plupart des républicains du Directoire, défend ainsi, en l’an VIII, l’instauration d’un régime de représentation fondé formellement sur le principe de souveraineté populaire, mais dans lequel « la classe ignorante n’exerce plus aucune influence ni sur la législature, ni sur le gouvernement » [9].

Or, ce que cette étude tend à souligner, c’est que ce mouvement autoritaire, à l’origine du verrouillage définitif de l’ordre politique et constitutionnel en 1799, prend d’abord ses racines dans l’échec des révolutionnaires à fonder leur pouvoir, réellement et loyalement, sur l’expression d’une volonté électorale régulièrement exprimée. C’est leur position de « mauvais perdants légitimes » qui a conduit les premiers républicains français, non seulement à combattre leurs ennemis royalistes au moyen de méthodes contraires à leurs principes, mais également à renoncer eux-mêmes à leurs propres principes.

II. LES MAUVAIS PERDANTS REPUBLICAINS ET L’EMERGENCE D’UNE MEFIANCE LEGITIME ENVERS LE SUFFRAGE UNIVERSEL

A. Le contexte : la dimension rurale du suffrage en 1848

Après un demi-siècle de régimes politiques fondés sur un suffrage censitaire particulièrement conservateur, la question électorale reparaît brusquement en février 1848 à la suite d’une révolution ouvrière dans Paris. Un groupe de républicains, auto-institué gouvernement provisoire, proclame, dans les derniers jours de février, le caractère indivisible de la République et de la Démocratie, et annonce la réunion prochaine d’une assemblée constituante[10]. Cette proclamation est conforme à la position républicaine sous la Monarchie de Juillet, qui réclamait l’élargissement du suffrage à de nouvelles catégories de la population, voire, pour les plus radicaux d’entre eux, le suffrage universel (Rosanvallon, 1992 : 350-387). Néanmoins, son instauration intervient brutalement, et dans un contexte révolutionnaire, ce qui lui confère un contenu politique spécifique. Pour une large part, la décision du gouvernement provisoire de convoquer une assemblée constituante élue au suffrage universel par le décret du 5 mars 1848[11] correspond à une démarche conservatrice. Il s’agit de réunir une assemblée élue par le pays pour briser la dynamique sociale et révolutionnaire du mouvement ouvrier parisien. Le suffrage universel est même perçu, en l’espèce, comme un principe conservateur en face d’une révolution sociale.

Cette dimension avait d’ailleurs déjà été envisagée par divers théoriciens socialistes du premier XIXe siècle, qui avaient parfaitement identifiés les limites sociologiques du suffrage universel dans le cadre de la lutte des ouvriers socialistes (Biard, 1839 : 9-10). S’il est un point qui réunit l’ensemble des courants « progressistes » – républicains et socialistes – en 1848, c’est la crainte du résultat du suffrage universel dans un pays encore largement rural, vivant pour une large part sous l’emprise de structures sociales traditionnelles, notamment la notabilité locale et l’Église (Blanc, 1880 : 304). Comme sous la Convention thermidorienne, la sociologie électorale conditionne donc l’avenir de la République plus directement que sa forme constitutionnelle. En 1848, ce ne sont pas seulement les socialistes parisiens qui verront leur destin remis entre les mains du suffrage universel, mais également les républicains à l’origine de la Constitution de 1848. Loin d’être une garantie pour l’épanouissement de la République, la proclamation du suffrage universel, parce qu’elle confie le destin politique du pays à un peuple rural encore largement dominé par des forces sociales conservatrices, constitue pour elle une véritable menace.

B. La pratique : contester la signification de sa défaite électorale

La structure rurale et conservatrice du corps électoral à l’origine de la victoire électorale de Louis-Napoléon Bonaparte

Les conséquences de la structure rurale et conservatrice du corps électoral se manifestent à l’occasion de l’élection du Président de la République, fixée par les constituants républicains le 10 décembre 1848. À cette occasion, la masse rurale entre véritablement, et de manière autonome, au centre du jeu politique. Elle rejette le candidat républicain proposé par l’Assemblée constituante – Eugène Cavaignac – au profit de « son » candidat, Louis-Napoléon Bonaparte, soutenu par le parti de l’ordre et les royalistes. L’Assemblée constituante, qui avait établi le principe d’une République démocratique et l’avait défendu dans les rues de Paris contre le mouvement ouvrier lors des journées de Juin, se voit donc immédiatement désavouée par le suffrage universel. Les raisons de ce résultat sont multiples, qui renvoient cependant au fait que l’acte électoral est, en 1848, de par sa nature rurale et communautaire, d’abord « un acte d’affirmation identitaire pour une collectivité humaine réunie autour d’une Église qui sert souvent de point de départ aux cortèges électoraux ». L’acte de voter a, en 1848, principalement pour fonction de « confirmer aux citoyens un sentiment d’appartenance à une même communauté de destin électoral qui perpétue l’alliance entre Dieu et son peuple » (Deloye, 2006 : 77-79). C’est pourquoi, précise Pierre Rosanvallon, le vote n’est en aucun cas pensé comme devant permettre l’expression d’une forme de pluralisme social et politique, mais semble, bien au contraire, perçu comme devant refonder l’unité et la concorde nationale autour du gouvernement. Il procède donc d’une logique unanimiste et communautaire qui s’explique par la prégnance culturelle de l’Église sur les représentations politiques des masses rurales. Loin de permettre de pacifier les conflits politiques en les instituant, le suffrage universel est perçu, en 1848, comme l’arme de rétablissement de l’unité sociale et politique par l’affirmation d’une autorité nationale (Rosanvallon, 1992 : 378-386).

Il est, dans ce cadre, parfaitement logique que l’immense majorité des suffrages se porte, en 1848, sur le candidat le plus à même de rétablir l’unité nationale sur son nom propre, thème principal du candidat Bonaparte (Anceau, 2012 : 136-141). Louis-Napoléon Bonaparte recueille ainsi 5 534 530 voix sur 7 426 252 suffrages exprimés, soit 58% de ces derniers contre seulement 28% pour le général Cavaignac. Ces résultats ont par ailleurs une dimension spécifique, puisque le vote Bonaparte ne correspond à aucune carte électorale existante, et s’avère écrasant dans la quasi intégralité du territoire. Ils font donc apparaître le caractère plébiscitaire de son élection : il est « l’élu de toute la nation et non celui d’un parti » (Tudesq, 1965 : 113-145).

La politique de résistance républicaine : refuser les conséquences de la défaite électorale du 10 décembre

Leur défaite aux élections présidentielles du 10 décembre 1848 conduit les républicains, à partir de décembre 1848, à tenter de défendre la République et sa constitution contre le résultat électoral, et donc, contre le Président Bonaparte. Leur principale réaction consiste à reprendre la solution thermidorienne des conventionnels en 1795 : l’Assemblée constituante va chercher à encadrer au maximum la mise en application de la constitution afin de contrôler politiquement l’entrée en fonction du Président. Pour ce faire, ils vont chercher à repousser le plus longtemps possible la réunion de l’Assemblée législative, c’est-à-dire à se maintenir en face du Président tant qu’ils le pourront. Cette politique avait, en réalité, débuté quelques temps avant les élections, en prévision d’une possible défaite. Les députés républicains adoptent le décret du 28 octobre 1848 comme une sorte de « constitution matérielle transitoire » (Le Pillouer, 2010 : 49). Ce dernier affirme que « l’Assemblée nationale constituante conservera, jusqu’à l’installation de la prochaine assemblée législative, tous les pouvoirs dont elle est saisie aujourd’hui, sauf le pouvoir exécutif confié au président, qu’elle ne pourra en aucun cas révoquer »[12]. Les députés encadrent considérablement les pouvoirs du Président en face de l’Assemblée constituante : ils lui retirent provisoirement le droit de grâce, celui de demander une seconde délibération des lois, et même celui de les promulguer[13]. Par ailleurs, un nouveau décret, pris le 11 décembre 1848, soit le lendemain de l’élection du Président, prévoit que l’Assemblée devra compléter la constitution par une série de lois organiques, et qu’à ce titre elle annonce rester en fonction le temps qu’il faudra aux côtés du Président élu[14].

Les quelques semaines qui suivent l’élection du Président voient alors l’affrontement paradoxal de « la créature et son créateur », d’une instance constituante et du magistrat qu’elle a constitué. L’attitude des républicains consiste à repousser au maximum la dissolution de l’Assemblée constituante contre les forces conservatrices derrière le Président, qui cherchent, elles, à provoquer la convocation d’une assemblée législative qui leur soit favorable (Le Pillouer, 2010). Le terrain du conflit est double, et voit les arguments constitutionnels être instrumentalisés de tous côtés. D’une part, républicains et conservateurs se combattent pour l’interprétation politique de l’élection du 10 décembre, et s’affrontent en parallèle sur le périmètre de l’autorité de l’Assemblée constituante à compter de cette élection.

Pour les conservateurs, réunis derrière Louis-Napoléon Bonaparte et le ministère royaliste qu’il impose à l’Assemblée, la constituante a été désavouée par l’élection du 10 décembre, puisque son candidat a largement perdu l’élection. Ils considèrent donc que son mandat constituant s’étant achevé, elle doit rapidement être remplacée par une Législative élue. C’est ce que propose le député Rateau, le 9 janvier 1849[15]. En face de cette position, aussi fondée politiquement que juridiquement, les républicains, de nouveau en position de « mauvais perdants légitimes », cherchent à empêcher la victoire légale des adversaires de la République par différents moyens. Ils justifient d’abord leur position en refusant de reconnaître l’élection du 10 décembre comme un acte de défiance envers la République, les républicains ou même l’Assemblée constituante, ce qu’elle était pourtant. Sur ce fondement, Jules Favre, dans un discours du 29 janvier 1849, affirme qu’il est un devoir pour l’Assemblée de « rester à son poste » tant qu’elle n’est pas sûre que la République soit bien dirigée par de véritables républicains. Son mandat consiste ainsi, selon lui, à fonder solidement la République. Or, cela peut impliquer de résister aux forces politiques réactionnaires en encadrant la mise en activité de la constitution, et en menant elle-même différentes réformes structurelles, notamment administratives, judiciaires, et éducatives[16].

Mais la victoire politique revient finalement à Louis-Napoléon Bonaparte, ce même 29 janvier, puisque la proposition de dissoudre l’Assemblée constituante est adoptée, dans des circonstances troubles de menace d’intervention militaire du général Changarnier[17]. Elle s’accompagne d’une défaite cuisante des républicains aux élections législatives de mai 1849, où le parti de l’ordre conquiert 64% des sièges. Ainsi, malgré leurs tentatives d’empêcher le reflux politique induit par le caractère conservateur du suffrage universel, les républicains sont chassés, dès 1849, de la direction de la République, au profit de l’alliance de circonstance entre bonapartistes, orléanistes et légitimistes.

C. Les conséquences : l’émergence d’une défiance républicaine envers le suffrage universel

Le résultat des élections présidentielles de 1848 constitue, selon Maurice Agulhon, « la source d’une des plus solides traditions républicaines », qui conjugue le rejet du pouvoir personnel et la méfiance envers le suffrage universel « quand il n’est pas – ou pas assez – éclairé ». Les élections de décembre 1848 ouvrent, en ce sens, une « séquence historique » qui s’étend jusqu’en 1962 (Agulhon, 1973 : 94). La position républicaine vis-à-vis du suffrage universel, renforcée par le succès des plébiscites de 1851 et de 1852 (Bluche, 2000), conduit, en effet, les républicains à demeurer, pour presque un siècle, particulièrement méfiants envers le suffrage universel, qui a vu la République être non seulement contestée, mais finalement détruite par la rencontre entre les volontés d’une figure autoritaire et d’une majorité plébiscitaire.

Pendant presque un siècle, en raison de la distance sociale et politique entre la masse du pays et les élites républicaines, la République et le suffrage universel ont été politiquement antagonistes. Il a fallu attendre l’enracinement républicain par les institutions de la IIIe République pour que cette contradiction soit progressivement résolue, pour que la République soit durablement fondée sur et par le suffrage universel. Mais la conséquence politique de cette difficile mise à l’épreuve de la République, qui se traduit par les deux premiers échecs de 1795 et de 1848, a contribué à établir une méfiance consommée des élites républicaines envers le corps électoral. Cette méfiance s’est traduite par une conception relativement capacitaire, voire assez peu démocratique du suffrage républicain, contre la menace, toujours présente à l’esprit des républicains, d’une instrumentalisation « césariste » de la démocratie par un grand personnage.

On retrouve cette méfiance, à bien des égards, dans le rejet presque unanime, par la doctrine républicaine de la pratique du référendum jusqu’à l’aube de la Ve République. Le républicanisme français adopte, sur ce point, une conception capacitaire et dépolitisante du suffrage. Cette conception est bien illustrée par Carré de Malberg, et reprend en réalité la position des doctrinaires, qui fait du suffrage non pas le droit d’un corps souverain et délibérant, mais une fonction de délégation nécessaire au service d’une conception désincarnée de la souveraineté (Bacot, 1985). On peut même constater la prégnance de cette vision « républicaine », à la fois dépolitisante et capacitaire du suffrage, jusque dans les débats de la Résistance en 1945, au sein de l’Assemblée consultative provisoire, à propos de la volonté gaullienne de soumettre la Constitution par référendum. Jean-Marie Denquin écrit, à ce propos, que le référendum aurait en effet pour conséquence de « réorienter la vie politique en fonction d’une logique nouvelle, qui ne faisait pas nécessairement l’affaire de tous ». Or, précise-t-il, « l’énergie du suffrage universel qui brouille les clivages traditionnels et modifie les situations acquises pouvait apparaître simultanément comme un danger potentiel aux yeux des partis qui défendaient, par ailleurs, des positions incompatibles » (Denquin, 1976 : 160).

Et François Labrousse, membre de la gauche démocratique au sein de la résistance, réaffirme bien, en 1945, la position des partis républicains sur le sens, le rôle et la fonction de l’élection depuis le XIXe siècle. Selon lui – et il reprend en cela, sans le savoir peut-être, les formules de Sieyès en 1799 – le suffrage universel n’a pour fonction que de conférer à des représentants « un élan, un sentiment, des confiances ». Le suffrage ne peut – et donc, ne doit pas – « avoir d’opinion sur les questions techniques enchevêtrées de notre époque ». L’argument capacitaire est clairement affirmé : il faut, entre le pouvoir et le suffrage universel, « des intermédiaires », car « il en faut bien quelque fois régulariser le voltage ». La représentation est considérée comme une fonction sociale dévolue aux capables, et comme un moyen d’expression des « sensibilités » partisanes de la population. Mais hors de ce qu’il faut bien appeler un véritable « écran » de la représentation, il n’y a que considérations sur les hommes, plébiscite personnel et donc « marche à l’Empire »[18]. Et la justification de cette doctrine des partis républicains est exprimée sans détours par Marcel Plaisant, rapporteur de la commission de la réforme de l’État et de la législation au sein des institutions provisoires de la Résistance. Elle s’inscrit, résolument, dans l’histoire, dans le souvenir de l’abolition de la République par le suffrage universel :

« Il est impossible aujourd’hui, quels que soient les sentiments derrière lesquels on puisse se ranger, d’oublier que les plébiscites du prince-président, les plébiscites de l’empereur appelant le peuple à se prononcer sur l’excellence de ses constitutions, sur le caractère libéral de ses modifications introduites dans les institutions du pays, que ces consultations populaires hantent de toute façon l’âme des républicains de tradition (…) qui ne peuvent s’empêcher de garder par devers eux comme un trésor intime, le testament des proscrits, qui est pour eux la suprême parole de sauvegarde dans le désarroi et l’alerte de leur conscience »[19].

Conclusion

Aussi, loin d’apparaître comme deux moments isolés et dépassés de l’histoire politique française, les deux fondations manquées de la République en France s’avèrent structurantes dans la sédimentation d’une culture républicaine singulière en France. Parce qu’elles ont placées certaines grandes figures républicaines dans la position de « mauvais perdants légitimes », elles ont sans doute participé à la construction d’une culture de la « défense républicaine ». Or, cette posture de la « défense républicaine », qui représente la République, en France, comme une sorte de citadelle toujours assiégée, demeure, à bien des égards, encore perceptible dans certains débats les plus contemporains (Valentin, 2021 ; Porthiez, 2011). Elle a, en tout cas, contribué à forger une conception relativement capacitaire de la représentation chez les élites républicaines, et une sorte de méfiance instinctive, jamais totalement éteinte envers le suffrage universel, qui continue d’être perçu comme un instrument potentiel de destruction de la République.

BIBLIOGRAPHIE

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[1] RM, Vol. 25 : 99.

[2] RM, Vol. 25 : 632.

[3] RM, Vol 25 : 724.

[4] RM, Vol. 25 : 750.

[5] RM, Vol. 26 : 31.

[6] RM, Vol.26 : 332.

[7] A. Boulay de la Meurthe, Essai sur Les causes qui, en 1649, amenèrent en Angleterre l’établissement d’une République, sur celles qui devaient l’y consolider, sur celles qui l’y firent périr, Paris, Baudouin, imprimeur du Corps législatif et de l’Institut nationale, Prairial an VII : 67.

[8] G. De Staël, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la République en France, Paris, Fischbacher, 1906 : 122-123.

[9] P.-J.-G. Cabanis, Quelques considérations sur l’organisation sociale en général, et particulièrement sur la nouvelle constitution, Imprimerie nationale, Paris, An VIII : 25-27.

[10] Moniteur, 25 février 1848 : 499.

[11] Moniteur, 6 mars 1848 : 550.

[12] Moniteur, 29 octobre 1848 : 3013.

[13] Moniteur, 29 octobre 1848 : 3013.

[14] Moniteur, 13 décembre 1848 : 3546.

[15] Moniteur, 10 janvier 1849 : 77.

[16] Moniteur, 30 janvier 1849 : 309.

[17] Moniteur, 30 janvier 1849 : 306-312.

[18] JORF, Débats, Assemblée nationale consultative, 2e séance du 27 juillet 1945, p. 1558.

[19] JORF, Débats, Assemblée consultative provisoire, 2e séance du 27 juillet 1945, p. 1552.

Author :

Julien CONSTANTIN est enseignant-chercheur contractuel en droit public à l’Université de Caen Normandie