Presentation
Florian Aumont
Pablo Barnier-Khawam
La mobilité est devenue « l’une des notions les plus partagées et les plus travaillées dans les sciences sociales, à commencer par la géographie et la sociologie » (Diaz 2014:146). La première aurait connu un tournant mobilitaire, impulsé par plusieurs écoles de référence aux États-Unis, au Royaume-Uni ou encore au Danemark (Faist 2003) avant d’être diffusé en France (Allemand, Ascher et Lévy 2004). Pour ce qui est de la sociologie, les travaux de Zygmunt Bauman ou de John Urry ont joué un rôle important dans la « rupture » (Bourdin 2005) induite par la prise en compte d’une mobilité interrogeant jusqu’à un concept faîtier, celui de « société ». Le principal défaut de la « société » serait donc sa réification et sa cristallisation des phénomènes sociaux et, en conséquence, son incapacité à saisir leur fluidité et leur perméabilité. Le concept de mobilité permet de saisir les transformations qu’emporte la transportation (Latour 2009:7) et d’articuler une dimension spatiale et sociale.
Dans l’ordre politique et juridique international, le concept de mobilité humaine développé par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) a contribué à renouveler l’approche traditionnelle des migrations internationales, en insistant sur le fait que la sédentarité est une anomalie au regard de la longue histoire de l’humanité, et sur la nécessité d’appréhender la mobilité non plus comme un « problème imposant des mesures correctives », mais en termes de capacité (PNUD 2009). Certes, celle-ci est indexée sur un ensemble de déterminants (origine sociale et géographique, genre, situation de handicap, etc.), de sorte qu’elle ne peut occulter l’existence de hiérarchies et de domination qui continuent d’entraver la mobilité de nombre de personnes (Vauchez 2013).
Le concept de mobilité, au sens ici spatial, permet de saisir au-delà des personnes qui sont amenées à expérimenter des déplacements au cours de leur vie (personnes migrantes), celles qui en ont fait un mode de vie (nomades). Si cette dernière catégorie ne s’y résume pas (on pense notamment aux Voyageurs en France ou aux Travellers en Irlande, dont beaucoup sont cependant en voie de sédentarisation, en grande partie en raison des contraintes qui pèsent sur leur mobilité), de nombreuses populations nomades sont des peuples autochtones. Longtemps délaissés sur le plan politique et scientifique, ces derniers commencent d’être pleinement pris en considération, en particulier au sein des organisations internationales. En atteste le choix de l’ancien Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits des peuples autochtones de consacrer l’un de ses derniers rapports transmis à l’Assemblée générale des Nations unies au sujet (Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones 2024). Il propose ainsi la première étude systématique universelle sur la situation des peuples autochtones ayant adopté un mode de vie mobile.
Des peuples autochtones peuvent également s’inscrire dans des migrations internationales. Or cette forme de mobilité, pas davantage que la précédente (en dehors de travaux précurseurs, notamment publiés depuis la fin des années 1970 dans la Revue Nomadic Peoples), n’a retenu d’attention marquée au sein de la littérature scientifique ou des travaux d’institutions internationales.
I. LA MOBILITÉ COMME MODE DE VIE : LES PEUPLES AUTOCHTONES MOBILES
Les peuples autochtones mobiles se situent à la jonction de deux catégories. D’une part, leur mode de vie les inscrit dans l’ensemble des populations nomades, dont il est usuellement convenu qu’elles se répartissent pour l’essentiel entre trois catégories : les communautés nomades pastorales, qui se caractérisent par leurs déplacements stratégiques organisés autour de la recherche de pâturages pour leurs bétails ; les communautés de chasseurs-cueilleurs ; les nomades « péripatétiques », se déplaçant parmi des populations sédentaires à qui elles proposent principalement des activités de service (Bonte 2004). D’autre part, ils constituent, pour reprendre les propos du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les peuples autochtones, « un sous-ensemble de peuples autochtones qui s’identifient comme tels en droit international » (Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones 2024).
La conjonction de cette double caractéristique a longtemps soutenu des pratiques et politiques de relégation et de marginalisation des peuples autochtones mobiles. Jérémie Gilbert rappelle dans ce dossier que ces pratiques et politiques se sont alors adossées à une perception essentiellement négative de populations dont le nomadisme traduirait un moindre degré d’avancement et de développement en comparaison avec des sociétés dont la sédentarisation marquerait le passage vers la « civilisation ». Il est cependant intéressant d’observer que cette perception n’a pas toujours eu cours de manière aussi nette, comme le montre la conclusion au XVIIIème siècle de traités entre puissances coloniales et peuples autochtones, y compris pratiquant un mode de vie mobile, dévoilant la reconnaissance par les premières d’une forme de souveraineté autochtone (Hébié 2015). L’internalisation (domestication) de ces traités qui s’en est suivie, c’est-à-dire le fait de les considérer comme relevant du droit national des puissances coloniales et de leur dénier, en conséquence, leur valeur de traités internationaux conclus entre sujets égaux du droit international, traduit la négation par la suite de toute personnalité juridique internationale aux peuples autochtones (Schulte-Tenckhoff 1998). Elle illustre l’ancrage d’une conception fondamentalement patrimoniale d’un État exerçant sa souveraineté au sein d’un territoire fixe et clairement délimité (Scott 2017).
Cette conception s’est pleinement déployée pendant la période coloniale, au cours de laquelle nombre de populations nomades ont été contraintes à se sédentariser. Adid Bencherif et Audrey Tremblay montrent toutefois dans ce dossier comment les Touaregs en Algérie (principalement dans la région du Hoggar, sur laquelle se concentre l’étude) ont déployé à partir de leur mobilité des stratégies de résistance et d’adaptation à l’entreprise coloniale, tant pour s’y opposer (par exemple par le biais des rezzous) que pour se ménager des espaces de liberté politique, sur lesquels les autorités coloniales n’auraient pas prise. Ces stratégies ont été abandonnées lors de la création de l’État algérien (1962). Mais si la réalité nomade s’est également quelque peu estompée, elle n’aurait pas totalement disparu dans la période postcoloniale, se réinventant parfois par de nouvelles hybridités avec les réalités sédentaires, par exemple via le maintien d’activités pastorales.
Marck Pépin analyse une dynamique semblable dans le cas des Innus au Canada. Il montre la forte association entre, d’une part, la sédentarité et la division moderne entre nature et culture et, d’autre part, la tradition nomade des Innus et une ontologie relationnelle de l’espace. L’imposition de la sédentarité devient alors une composante principale de la situation coloniale au sein de laquelle les nomades et les non-humains doivent être contrôlés et exploités. Ce contrôle et cette exploitation sont les conditions pour l’assimilation culturelle que les États post-coloniaux reproduisent par la mise en place de réserves. Les Innus maintiennent toutefois des pratiques de résistance par la mobilité à l’époque contemporaine. En défiant plusieurs restrictions gouvernementales sur la chasse du caribou, ils définissent un espace mobile qui conteste l’espace territorial étatique.
La perception essentiellement négative du nomadisme est aujourd’hui mise à l’épreuve. Un « pastoral shift » est notamment engagé, en particulier dans les travaux de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (2022), afin de souligner la parfaite adéquation des populations autochtones pastorales pour affronter des conditions de vie particulièrement difficiles dans les espaces les plus inhospitaliers. L’expérience et l’expertise de ces peuples pour faire face aux enjeux environnementaux globaux (changements climatiques, érosion de la biodiversité) sont également soulignées, particulièrement dans la Déclaration de Dana sur les populations mobiles et l’environnement, rédigée en 2002 en Jordanie par un groupe de chercheuses et chercheurs en sciences naturelles et sociales provenant de différentes régions du monde. Dawn Chatty, qui a présidé le Comité permanent de la Déclaration de Dana entre 2002 et 2021, rappelle dans ce dossier que son élaboration s’est inscrite dans une dynamique de dénonciation de la pratique s’étant développée à partir de la fin du XIXème siècle aux États-Unis d’Amérique avant de se diffuser sur tous les continents et consistant à créer des parcs naturels moyennant l’expulsion des populations autochtones s’y trouvant. La Déclaration de Dana et les activités de son Comité permanent ont œuvré et contribué à remettre en cause ce modèle participant d’une conception romantique de la wilderness, combinée à une vision résolument raciste présentant ces populations comme incapables de gérer ces ressources – ressources pourtant souvent offertes à la chasse aux trophées pratiquée par les chasseurs issus des puissances coloniales. La Déclaration de Dana et le Manifeste Dana + 20 adopté en 2022 ont par ailleurs influencé l’élaboration du rapport que le Rapporteur spécial a consacré en 2024 sur les peuples autochtones mobiles déjà cité.
Il comprend alors un changement de perspective qui est en outre désormais pleinement intégré par les juridictions régionales de défense des droits humains. Ces juridictions ont en effet opposé à des États justifiant les déplacements forcés de peuples autochtones par la nécessaire préservation d’une biodiversité qu’ils menaceraient par leurs activités, la reconnaissance de leur rôle central de conservationnistes (p.e. : Cour interaméricaine des droits de l’homme, Peuples Kalina et Lokono c. Suriname, 25 novembre 2015 ; Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, Centre for Minority Rights Development et al. v. Kenya, 25 novembre 2009).
La question environnementale est d’ailleurs centrale dans l’appréhension de la condition des peuples autochtones mobiles. Les changements climatiques, entre autres, accentuent les pressions que certains subissent, voire en compromettent la survie. Mais ils peuvent également alimenter les tensions avec les populations sédentaires, notamment en ce qui concerne l’accès à des ressources de plus en plus rares. Les mesures adoptées dans le but d’engager une transition écologique, via le déploiement d’énergies durables, se confrontent parfois avec la préservation des droits des peuples autochtones mobiles. Le contentieux en Suède autour d’éoliennes entravant les activités des éleveurs de rennes sami en est une illustration (Cambou 2020). Cela montre toute la complexité du lien entre justice climatique et justice sociale ou culturelle, tout en interrogeant la possibilité pour les peuples concernés d’être des acteurs à part entière de la transition.
L’article de Marquisar Jean-Jacques approfondit ces tensions en retraçant la mobilité transfrontalière des Kali’na dans l’aval du fleuve Maroni, entre la Guyane française et le Suriname. L’autrice montre comment le peuple kali’na a, depuis les années 1950, résisté à la sédentarisation forcée des États par des pratiques de mobilité transnationale qui, en contrepartie, ont produit des logiques de distinction au sein même des Kali’na. Cette trajectoire historique lui permet d’aller à rebours de la conception des peuples autochtones comme victimes du changement climatique. Pour cela, l’article analyse le développement d’une mobilité environnementale des Kali’na qui vise à s’adapter au mouvement épisodique de grands bancs de boue du Maroni et aux cycles d’avancée et de recul du littoral. La fluidité des modes d’habitation des Kali’na entre en conflit avec l’État français qui leur impose des déplacements pour faire face à l’érosion côtière, sans prendre en compte l’expérience de mobilité environnementale de ces derniers. Les politiques de lutte contre le changement climatique reproduisent ainsi une logique coloniale de gestion de l’espace, opposant une mobilité forcée à une mobilité consentie.
La reconnaissance du fait que la mobilité de ces peuples ne constitue pas uniquement « un exercice récréatif de plein air » comme il a pu être décrit par un Inspecteur en chef de mines en Suède (rapporté par : Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, communication n° 54/2013, constatation du 18 novembre 2020), mais bien un mode de vie essentiel et existentiel des peuples autochtones, interroge également le droit (international) de la personne humaine. Jérémie Gilbert montre dans ce dossier que des avancées ont été enregistrées, comme l’illustre l’article 14 de la Convention n° 169 sur les peuples indigènes et tribaux (1989) de l’OIT (Organisation internationale du travail) qui, concernant les droits fonciers, souligne qu’une « attention particulière doit être portée à cet égard à la situation des peuples nomades et des agriculteurs itinérants ». L’auteur relève cependant les limites de cette évolution, limites tenant notamment à l’invisibilité de peuples nomades souvent sous-représentés dans les processus d’élaboration du droit international. Sans doute cette représentation suppose-t-elle de repenser un droit international de la personne humaine appréhendant essentiellement une personne sédentaire. C’est en réalité à une relecture plus substantielle de ce droit que les peuples autochtones mobiles invite. La préservation de leurs activités de chasse, de pêche et de cueillette traditionnelles, constitutives de leur identité culturelle (Aumond 2020), suppose ainsi de reconsidérer le droit de propriété à l’aune de leur situation particulière (Gilbert 2014). Leur liberté de circulation questionne également les relations entre leurs territoires ancestraux, dessinés par leur mobilité, et les territoires étatiques qu’ils sont en mesure de chevaucher (Aumond 2024). L’exercice de leurs droits sociaux suppose une adaptation des services publics, notamment de santé et d’éducation, pour les rendre disponibles et accessibles.
Cet ensemble de droits renvoie alors plus largement au droit à l’autodétermination dont disposent les peuples autochtones grâce aux articles 3 et 4 de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (Cloud et Brémond 2025). La question de la mobilité soulève celle de l’application du droit à l’autodétermination des peuples autochtones, à la lumière du lien étroit qu’établit le droit international entre ce droit et la création d’un État sur un territoire fixe et délimité. La transformation du droit à l’autodétermination en un droit à l’autonomie pour les peuples autochtones, lorsqu’il est reconnu, permet d’envisager des formes d’autonomie qui ne dépendent pas du territoire, mais de la personne, comme le propose le concept d’autonomie personnelle. Toutefois, l’attachement des peuples autochtones à leur territoire rend l’autonomie personnelle insuffisante, d’où la nécessité de penser une autonomie territoriale qui ne se limite pas à une simple autonomie régionale, entendue comme une décentralisation des institutions étatiques vers un territoire donné (Barnier-Khawam 2023). Sur le plan juridique, l’autodétermination en tant qu’autonomie implique ainsi la création d’institutions capables de garantir le respect des droits des peuples autochtones, y compris dans le cadre d’un mode de vie mobile et, plus largement, d’une expérience de vie mobile.
II. LA MOBILITÉ COMME EXPÉRIENCE DE VIE : LES PEUPLES AUTOCHTONES EN MOBILITÉ
Nomadisme et migration ont en commun une mobilité dont elles proposent cependant deux modalités (Aumond 2026). Les peuples autochtones peuvent être inscrits dans une mobilité constituant une expérience de vie (migration) sans qu’elle caractérise leur mode de vie (nomadisme).
La mobilité des personnes autochtones n’ayant pas un mode de vie nomade peut, en premier lieu, être interne, c’est-à-dire s’exercer au sein du territoire d’un État. Le Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones (2021) a par exemple souligné combien l’exode rural auquel ont été contraints – et continuent de l’être – de nombreux peuples autochtones constitue, notamment en raison de la rupture de la connexion avec la terre et ses ressources qu’il est susceptible d’engendrer, un risque de perte d’identité, de langue et de culture. Ce risque a également été pointé par le Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones (2019), lequel a en outre mis en évidence les difficultés que les peuples autochtones peuvent affronter dans le cadre de leur mobilité internationale. Le Mécanisme a dans ce contexte isolé le sort des peuples autochtones transfrontaliers, dont le territoire autochtone s’étire sur celui de plusieurs États, à l’instar des Kickapoo à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. On retrouve ainsi l’interrogation soulevée pour les peuples autochtones mobiles autour de la relation entre territoire autochtone et territoire étatique et la question de l’opposabilité des frontières délimitant le second dans le cadre d’une circulation interne au premier (Aumond 2024).
La mobilité des personnes autochtones peut, en second lieu, être internationale. Celles qui résident dans un État autre que celui dont elles sont originaires composent une diaspora qui entretient des liens avec leur communauté d’origine dont les ressorts et les ressources méritent d’être analysés. Ce réseau diasporique peut, dans certains cas, servir une mobilisation internationale et contribuer à la redéfinition des catégories d’identification d’un groupe (Barnier-Khawam 2019). L’article de Caroline Sánchez García montre ainsi comment la multi-positionnalité des peuples autochtones entre le Mexique et les États-Unis dans le cadre de migrations liées au travail produit une redéfinition des frontières ethniques. La mondialisation incite à l’émigration de travailleur·ses mexicain·es d’origine autochtone vers les États-Unis qui fuient leurs conditions de vie difficiles. Les réseaux transnationaux entre communautés autochtones des deux côtés de la frontière reproduisent et modifient les pratiques culturelles autant qu’ils facilitent la mobilité, y compris au sein du pays de destination, comme l’analyse l’autrice à partir du cas des Mixtèques ou ñuu savi. Un espace social transnational se constitue ainsi et permet aux émigré·es de maintenir une participation à la vie politique de leur communauté d’origine.
Les raisons de l’inscription dans une mobilité internationale sont en réalité, pour les autochtones comme pour toute personne en migration, multiples et complexes. Delphine Leroy, Izabel Galvao, Sandra Ventura Domingo Cândido, Marsitela Aquino Insfran et Anastacio Peralta analysent une forme peu développée pour ce qui les concerne, à savoir la mobilité étudiante que les trois dernier·es auteur·rices, doctorant·es autochtones du Brésil, ont expérimenté dans le cadre d’un programme de mobilité vers la France au sein d’un laboratoire auquel appartiennent les deux premières. En croisant les points de vue, les auteur·rices montrent comment cette double forme de mobilité, à la fois sociale (par l’accueil dans le système universitaire brésilien) et spatiale, articule une dimension individuelle et collective. D’une part, les recherches universitaires menées par les trois doctorant·es autochtones se rejoignent dans la volonté de rendre visibles les modes de vie et les réalités des peuples autochtones étudiés et de valoriser les savoirs autochtones. D’autre part, le séjour en France a permis d’éprouver l’importance de la dimension collective d’une mobilité qui, individuelle, s’accompagne d’une connexion constante avec les pratiques ancestrales mais aussi avec la terre d’origine. L’article montre également la dimension réversible de l’enrichissement induit par la mobilité, puisqu’il profite tout autant à la communauté universitaire de l’État d’accueil.
La mobilité des peuples autochtones, parfois volontaire, s’avère en réalité le plus souvent contrainte. Les expulsions motivées par des projets, par exemple miniers, se heurtent alors aux droits des autochtones sur leurs territoires, terres et ressources et à l’obligation des États de garantir leur consentement préalable, libre et éclairé. Les peuples autochtones contemporains continuent de subir les conséquences de déplacements forcés, effectués au sein du territoire d’un même État, subis par les générations précédentes. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies (2025) vient de rendre une constatation historique à ce sujet, en acceptant pour la première fois d’engager la responsabilité internationale d’un État (le Guatemala) pour les « dommages transgénérationnels » causés aux peuples mayas K’iche’, Ixil et Kaqchikel, contraints de fuir lors du conflit armé interne ayant secoué le pays entre 1978 et 1996. En invitant l’État à adopter des mesures de « réparations intégrales », le Comité des droits de l’homme apporte un éclairage intéressant sur les formes de réparation que les déplacements forcés de peuples autochtones sont susceptibles de prendre. À cet égard, Luc Leriche montre dans ce dossier que si la restitution, et son corollaire que constitue le droit au retour sur le territoire d’origine, sont privilégiés en droit international, des mesures compensatoires sont parfois nécessaires, notamment lorsque le retour est matériellement impossible ou que la terre a été tellement endommagée qu’elle ne peut être restituée. Dans ce cas, une réinstallation doit être proposée par l’État, sur lequel repose une obligation au moins de « moyen renforcée » de mettre à disposition une terre équivalente. Cette réinstallation pourra s’accompagner d’autres mesures compensatoires (indemnisation pécuniaire, satisfaction), afin de préserver le « projet de vie » de peuples autochtones contraints de quitter leur territoire d’origine.
L’autochtonie peut en outre entrainer des persécutions et forcer à fuir le pays de résidence. Cette migration contrainte est également susceptible de résulter de leurs opinions politiques, exprimées en particulier au soutien de la défense de leurs droits et intérêts, notamment environnementaux (Rapporteur spécial sur la situation des défenseurs des droits humains 2016). Des personnes autochtones peuvent en conséquence relever de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut de réfugié, du fait des persécutions qu’elles craignent avec raison de subir du fait de leur « race » ou de leurs opinions politiques. Une telle reconnaissance demeure cependant extrêmement rare et le sujet reste d’ailleurs peu exploré au sein de la littérature scientifique.
Les changements climatiques poussent aussi de nombreux peuples autochtones à se déplacer, le cas échéant, en franchissant des frontières étatiques. S’ils ne peuvent, pour l’heure, mobiliser un droit international de l’asile ne consacrant pas de statut de réfugié climatique, l’interprétation évolutive du droit international des droits humains, en particulier d’un droit à la vie compris désormais comme droit à la vie digne, leur permet dès à présent de s’opposer à tout renvoi vers leur pays d’origine s’il est en risque de les exposer à une atteinte à ce droit fondamental (Comité des droits de l’homme, Teiotiota c. Nouvelle-Zélande, communication n°2728/2016, constatation du 24 octobre 2019).
La reconnaissance d’un statut de réfugié ou l’octroi de toute autre forme de protection internationale à un individu autochtone pose cependant la question de l’adéquation à la fois de l’autochtonie avec les droits consacrés par le droit de l’asile et du statut de réfugié avec les droits des autochtones (Rickson Rios Figueira 2020). En interrogeant notamment l’étendue des droits liés à la mobilité, tout spécialement pour les nomades, cette situation fait alors le lien entre mode de vie et expérience de vie mobiles.
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Les auteurs :
Florian AUMONT est Maître de conférences HDR, Université de Poitiers CECOJI (UR 20418)
Pablo BARNIER-KHAWAM est Docteur en science politique, Sciences Po, CERI/CNRS. Chercheur associé au CREDA, Sorbonne nouvelle

