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Sore losers in democracy:

Refus de la défaite et crises post-électorales

Décembre 2024

Table of contents

By the Editorial board


Philippe Mongrain

De nombreuses recherches ont mis en évidence l’existence d’un fossé entre les gagnants et les perdants des élections en ce qui concerne la perception de l’équité électorale et la satisfaction à l’égard de la démocratie. Un aspect négligé de l’écart gagnant-perdant est l’impact des attentes des citoyens concernant les résultats des élections sur ces comportements. Plus précisément, comment les citoyens réagissent-ils aux défaites et aux victoires inattendues ? Les perdants sont-ils moins critiques à l’égard du processus électoral ou insatisfaits de la démocratie lorsqu’ils savent à l’avance que leur parti ou candidat favori risque d’être battu ? L’expérience d’une victoire surprise conduit-elle à une augmentation de la perception de l’intégrité électorale ou de la satisfaction démocratique ? Pour répondre à ces questions, j’utilise les données des enquêtes ANES de 1996, 2000, 2004, 2012, 2016 et 2020. Bien qu’il y ait peu de preuves que les attentes exercent une influence majeure sur les attitudes post-électorales, le caractère inattendu du résultat semble avoir diminué la confiance dans le processus de comptage des votes parmi les perdants, les indépendants et même les gagnants de l’élection de 2020. Les résultats montrent l’influence considérable que les allégations de fraude et les théories du complot peuvent avoir sur l’opinion publique lorsque les élus et les candidats mettent en avant un scénario cohérent de malversations électorales et de corruption dans le but de dénigrer les opposants politiques.

Frédéric Zalewski

Cet article analyse l’alternance polonaise de 2023, au terme de laquelle le parti conservateur et souverainiste PiS (Prawo i Sprawiedliwość, Droit et Justice) a perdu le pouvoir, après huit ans au gouvernement. Durant les premières semaines de cette nouvelle situation politique, le PiS a opté pour des stratégies de contentious politics, pour tenter de résister au démantèlement des cadres juridiques et institutionnels qu’il avait mis en place. Des députés du PiS ont ainsi tenté de résister aux nominations effectuées au ministère de la Justice, occupé les locaux des médias publics et tenté de forcer l’entrée du Parlement à deux députés de leurs rangs déchus de leurs mandats. Pour appréhender ces stratégies de contestation de l’alternance, cet article s’appuie sur les notions de conjoncture fluide et de transactions collusives, plutôt que sur les outils d’analyse issus des études de démocratisation et des transitions, qui sont discutées sur certaines de leurs assertions. Cette perspective permet, dans les deuxième et troisième parties du texte, de contextualiser et d’historiciser les alliances stratégiques et normatives entre les partis pro-démocratie et la magistrature et d’examiner les mobilisations contre la corruption comme espaces de stabilisation de la concurrence politique. Au total, les stratégies de contentious politics du PiS peuvent s’éclairer par un ensemble de réformes de retour à l’État de droit qui rétablissent dans leur autonomie des secteurs sociaux que le PiS avait politisés entre 2015 et 2023.

Marie-Hélène Sa Vilas Boas

Au lendemain de la victoire de Lula à l’élection présidentielle brésilienne de 2022, les milieux de soutien à Jair Bolsonaro s’engagent dans un mouvement de contestation des résultats durant deux mois. Invoquant une fraude électorale, ces acteurs appellent à un renversement des urnes par une intervention militaire. Cet article analyse les données produites par les soutiens de Jair Bolsonaro pour accréditer la thèse d’une fraude. Il se concentre sur les données mobilisées et échangées par les participants à l’occupation post-électorale de Rio de Janeiro. Ces données, dont la validité a été contestée, renseignent toutefois sur les conceptions que les milieux bolsonaristes entendent véhiculer sur leurs adversaires et le système représentatif.

Arthur Braun

En Suisse, la stratégie politique dominante est connue sous le nom de « système de concordance », défini comme « une stratégie d’intégration qui cherche à éviter les conflits, s’oriente vers les compromis et prône les solutions négociées aux problèmes posés » (Kriesi 1998:226). C’est ainsi que depuis 1959, la composition du Conseil fédéral est fixée selon la fameuse « formule magique ». Cette répartition des sièges assure la représentation des quatre principaux partis politiques suisses au sein de l’Exécutif, qui dispose par conséquent d’une majorité potentielle de près de 90 % des sièges à l’Assemblée fédérale – au sein de laquelle n’existe pas d’opposition parlementaire à proprement parler. Depuis la fin du XXe siècle, on assiste cependant à un déclin notable du consensus et à une polarisation croissante dans la vie politique et parlementaire suisse. Cette évolution s’explique particulièrement par l’attitude des deux plus grands partis gouvernementaux, le PS et l’UDC – respectivement le plus à gauche et le plus à droite au sein du Conseil fédéral. Ceux-ci ont tendance à privilégier des positions plus clivantes pour maximiser leurs gains électoraux. De ce fait, les situations de large concordance réunissant l’ensemble des quatre grands partis gouvernementaux sont de moins en moins courantes. PS et UDC paient le prix de leur profil oppositionnel, qui les amène à se retrouver fréquemment dans le camp des perdants au parlement. La tentation est alors forte d’instrumentaliser les instruments de la démocratie directe afin de surmonter un échec parlementaire. De l’autre côté, l’Assemblée fédérale, qui est chargée d’élaborer le projet demandé par l’initiative populaire en cas de succès de cette dernière, peut résister à la volonté du peuple et des cantons dans sa concrétisation du projet. Enfin, ce nouveau phénomène de polarisation conduit à des contestations régulières de la formule magique gouvernementale.

Ateba Arnold Martial

Au lendemain de l’élection présidentielle du 07 octobre 2018, Maurice Kamto, candidat du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC) se déclare vainqueur, lançant ainsi une polémique sur le résultat attendu, avant le dépôt devant le Conseil Constitutionnel de dix-huit recours en annulation. Le 16 octobre 2018, s’ouvre un contentieux post-électoral médiatisé porté par Cabral Libii (PCRN), Joshua Oshi (SDF) et Maurice Kamto (MRC). L’échec des opposants au dit contentieux entraîne une mutation de l’arène conflictuelle passant du Conseil Constitutionnel à la rue. Des opposants sont arrêtés et incarcérés. Cette étude explore, suivant la perspective de sociologie politique du droit, les modalités de rejet du résultat de l’élection présidentielle de 2018. Attentive aux rapports entre droit et légitimité, elle montre comment le juridique fournit des arguments aux hommes qui s’opposent dans la compétition politique et en quoi il est un registre d’action qui mérite d’être intégré au répertoire de la contestation politique. Recourant à l’approche interactionniste du pouvoir, elle montre comment le droit est mobilisé comme instrument permettant de faire triompher l’opposition dans sa stratégie de délégitimation de l’élection du président sortant. Le contentieux post-électoral apparait ainsi comme une arène mettant en scène l’expression des partis politiques, procédant à une scénographie du procès de l’État stationnaire et dénonçant l’interprétation du droit par un Conseil Constitutionnel soupçonné de connivence avec le groupe gouvernant. L’analyse documentaire, les plaidoiries médiatisées devant le Conseil Constitutionnel et le suivi du déroulement des marches de protestation donnent à penser que la désobéissance civile qui suit l’élection de Paul Biya, porte la controverse autour de l’interprétation du droit de manifester dont l’interdiction met en lumière, aux yeux des opposants, l’absence de fairplay des gouvernants qui visent à imposer, sous couvert du maintien de l’ordre, un résultat illégitime.

Tamara Espiñeira-Guirao

Cet article examine la réélection présidentielle en Amérique latine à travers une analyse des cas de la Bolivie, du Honduras et du Salvador. Il explore comment les dirigeants de ces pays utilisent des arguments moraux et des interprétations juridiques pour justifier leur maintien au pouvoir, souvent en contradiction avec les principes démocratiques et les interdictions constitutionnelles de réélection. L’article s’appuie sur les théories de Kant, Kelsen, et Locke pour analyser les justifications des Cours constitutionnelles qui ont favorisé la réélection de ces dirigeants. La méthodologie utilisée inclut l’examen de la faiblesse des Cours constitutionnelles, l’analyse des modifications constitutionnelles et l’étude des accusations de fraude électorale. L’article propose le concept de « caudillo constitutionnel » pour décrire ces dirigeants charismatiques qui, en s’appuyant sur des interprétations extensives des droits de l’homme, parviennent à légitimer leur réélection. Cette dynamique soulève des questions sur la fragilité des institutions démocratiques face à des leaders populistes et autoritaires.

Julien Constantin

Cet article considère les moments, si particuliers, de l’histoire constitutionnelle française dans lesquels les fondateurs des deux premières Républiques se sont retrouvés contraints de défendre le principe électif et républicain contre le résultat d’élections qu’ils avaient eux-mêmes organisées. Ces moments traduisent les difficultés traversées par les défenseurs de la démocratie pendant plus d’un siècle, face à une société encore organisée selon d’autres présupposés et à des forces politiques contraires. À ce titre, ces moments éclairent les caractères extraconstitutionnels essentiels à l’existence d’une démocratie politique, notamment la signification pluraliste et individualiste donnée au suffrage. Mais ces moments sont également éclairants parce qu’ils montrent de sincères démocrates saisis d’une contradiction insoluble, propre au système démocratique : celle de la défense de la démocratie contre l’utilisation, par ses ennemis, de son mode de légitimation, à savoir l’élection. Enfin, cette contribution envisage ces moments sous l’angle du devenir de la doctrine républicaine française. Car, de ces deux échecs fondateurs, les républicains français ont retenu une leçon qui allait nourrir une conception républicaine spécifique, et relativement méfiante, quant au suffrage universel. Ainsi, à travers l’étude de ces deux situations, dans lesquelles les mauvais perdants en démocratie sont, dans un espace politique donné, de véritables défenseurs de la démocratie, c’est une partie de la singularité de l’histoire républicaine française qui apparaît, et notamment certaines de ses contradictions encore aujourd’hui perceptibles.

Gaëtan Nory

La contestation électorale est-elle le propre de nos systèmes représentatifs contemporains ? À étudier le déroulement des premières élections au suffrage universel (masculin) direct de l’histoire française, la réponse paraît négative. En effet, lorsqu’au lendemain de la révolution de Février 1848, le Gouvernement provisoire annonce la tenue des élections constituantes pour avril, il dut faire face à une opposition ferme des républicains les plus convaincus. Paradoxe de l’histoire, ce sont ceux qui se sont battus durant les monarchies censitaires pour l’instauration du suffrage universel qui vont mener la contestation contre des élections. Un élément qui ne peut se comprendre que dans le contexte particulier de 1848, celui d’une lutte entre différentes instances de représentation (clubs, gouvernement révolutionnaire, corporations et assemblée élue) et entre plusieurs définitions de la république (démocratique et sociale ou honnête et bourgeoise). Dans ce cadre, les élections pouvaient être interprétées non pas comme un mode d’expression du peuple souverain, mais comme un moyen pour les notables de renverser le cours de la révolution et de revenir sur ses acquis. Ce refus des élections prit des formes très variées, allant de l’usage de la presse, à celui des réunions publiques, en passant par l’insurrection armée, l’envahissement de l’hémicycle et l’invention de la manifestation dans son sens moderne. Cet article entend, sans prétendre à l’exhaustivité, présenter les formes et les objets des contestations des premières élections tendant à l’universel, que cela soit par les mauvais joueurs (avant le vote) ou les mauvais perdants (après le vote).

Michel Hastings

La puissance du fait majoritaire a permis aux démocraties représentatives de vanter leur imaginaire irénique. L’assimilation de la volonté générale à la majorité entretenait la mythologie d’un peuple représenté en sa totalité. L’arithmétique des urnes célébrait une vérité politique. La contestation des résultats électoraux a toujours existé. Elle revêt néanmoins aujourd’hui une dimension inédite, quasi systématique, au point d’apparaître à la fois comme le symptôme d’un régime en crise et le ressort d’une critique populiste de la démocratie. Son originalité réside dans l’usage répété des procès en illégitimité. La délégitimation tous azimuts inaugure un monde sans qualité reconnue, sans confiance accordés, sans valeur ni sens, et plonge les sociétés démocratiques dans les affres de la suspicion permanente et des tentations autoritaires. Le mauvais perdant et le mal élu sont les deux personnages principaux de ce nouveau théâtre politique. L’un refuse d’admettre sa défaite, l’autre oublie les conditions de sa victoire. Les deux racontent la même leçon : il n’y a pas que les vaincus qui perdent. Leurs parcours sont différents, mais les vertiges du déni facilitent leur rencontre.