Le numéro en cours

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Nomopolis 1


Théorie et pratiques des nudges :

Enjeux juridiques et politiques

Décembre 2023

Sommaire

Par le Comité de rédaction


Cass R. Sunstein

There are many misconceptions about nudges and nudging, and some of them are widespread. For example, some people believe that that nudges are manipulative; that nudges are hidden or covert; that nudges are difficult to define; that nudges are an insult to human agency; that nudges are based on excessive trust in government; that nudges exploit behavioral biases; that nudges depend on a belief that human beings are irrational; and that nudges work only at the margins, do not affect structures, and cannot accomplish much. These are mistakes. Nudges are generally transparent rather than covert or forms of manipulation; nudges are not difficult to define; nudges always respect, and often promote, human agency; because nudges insist on preserving freedom of choice, they do not put excessive trust in government; many nudges are educative, and even when they are not, they tend to make life simpler and more navigable; and some nudges have quite large impacts. It is true that for countless problems, nudges are hardly enough. They cannot eliminate poverty, unemployment, and corruption. But by itself, any individual initiative – whether it is a tax, a subsidy, a mandate, or a ban – is unlikely to solve large problems. Denting them counts as an achievement.

Cass R. Sunstein

Il existe de nombreuses idées fausses sur les nudges et leur usage, et certaines d’entre elles sont très répandues. Par exemple, certaines personnes pensent que les nudges sont manipulateurs, qu’ils sont cachés ou dissimulés, qu’ils sont difficiles à définir, qu’ils portent atteinte à l’autonomie, qu’ils sont fondés sur une confiance excessive dans le gouvernement, qu’ils exploitent les biais comportementaux, qu’ils dépendent de la croyance que les êtres humains sont irrationnels et qu’ils ne fonctionnent qu’à la marge, qu’ils n’affectent pas les structures et qu’ils ne peuvent pas accomplir grand-chose. Il s’agit là d’erreurs. Les nudges sont généralement transparents plutôt que dissimulés ou sous forme de manipulation ; les nudges ne sont pas difficiles à définir ; les nudges respectent toujours, et souvent encouragent, l’autonomie ; parce que les nudges insistent sur la préservation de la liberté de choix, ils n’accordent pas une confiance excessive au gouvernement ; de nombreux nudges sont éducatifs, et même lorsqu’ils ne le sont pas, ils tendent à rendre la vie plus simple et plus navigable ; et certains nudges ont un impact assez important. Il est vrai que pour d’innombrables problèmes, les nudges sont à peine suffisants. Ils ne peuvent pas éliminer la pauvreté, le chômage et la corruption. Mais en soi, toute initiative individuelle – qu’il s’agisse d’une taxe, d’une subvention, d’un mandat ou d’une interdiction – a peu de chances de résoudre les grands problèmes. Les atténuer est déjà une réussite.

Ylenia M. Citino & Quirino Camerlengo

Cet article examine la compatibilité et les limites de l’approche nudge en droit constitutionnel. Il explore les ajustements nécessaires pour appliquer la théorie des nudges au niveau constitutionnel et les particularités de la communauté des acteurs constitutionnels. L’article analyse ensuite les incitations douces cachées dans la constitution, mettant en lumière les interactions entre les acteurs constitutionnels et les tentatives étatiques d’influencer l’autodétermination des citoyens dans le système des libertés constitutionnelles. Enfin, il aborde la validité de l’utilisation des nudges en droit constitutionnel en examinant les questions relatives aux pouvoirs de l’État, les droits et les libertés constitutionnelles, et les implications pour la démocratie et la protection des droits fondamentaux. L’article conclut que le nudging constitutionnel peut être un outil efficace s’il est utilisé de manière transparente et proportionnée, tout en respectant la valeur de solidarité et l’individualisme relationnel dans un système constitutionnel démocratique. Il met en garde contre une utilisation excessive qui réduirait la personne à un sujet d’expérience pour le « laboratoire législatif ».

Stéphane Bernatchez, Marie-Eve Couture-Ménard & Marie-Claude Desjardins

Cet article examine la gouvernance par les nudges, utilisés par les municipalités dans le domaine de l’alimentation, et montre leur caractère normatif. Alors que la technique du nudging est souvent associée à la gouvernementalité et au néolibéralisme, il est plutôt proposé de les comprendre dans la perspective pragmatiste de la gouvernance, remplaçant ainsi la logique du contrôle par celle de l’apprentissage réflexif propre à l’expérimentation. Ce déplacement autorise au surplus à concevoir les nudges comme étant des normes incitatives propres au droit de la gouvernance, en mobilisant une typologie qui opère une distinction entre les normes informatives, les normes comportementales et les normes sensorielles. Sur cette base, il est possible d’évaluer le potentiel des nudges à guider notamment les choix alimentaires.

Raphaël Demias-Morisset

Notre article vise à déterminer la nature idéologique de la théorie du nudge au regard de sa filiation intellectuelle et de ses effets sur le constitutionnalisme libéral. Bien que conformément au narratif entretenu par les théoriciens du « paternalisme libertarien », le nudging est régulièrement associé à une forme d’ultra-libéralisme, nous soutenons qu’il est nécessaire d’interroger le caractère illibéral de la théorie du nudge dans la continuité du conflit entre libéralisme et néolibéralisme. Replacer la théorie du nudge dans le sillage de la law&economics permet ainsi de comprendre et d’illustrer la portée des critiques adressées au constitutionnalisme libéral par le free-market conservatism. Les appropriations des nudges par des Etats autoritaires et des intellectuels revendiquant l’anti-libéralisme combinée à leurs inadéquations avec l’architecture institutionnel et les principes régissant le constitutionnalisme libéral confirment ainsi le caractère illibéral de la théorie développée par C. Sunstein et R. Thaler.

Simone Marsilio

Associer le « nudging » (N) au vote semble contre-intuitif, à moins que le but ne soit de truquer les élections. Néanmoins, les deux domaines offrent des exemples de « rationalité limitée » qui pourraient être exploités pour améliorer la situation des individus. Toutes les méthodes de vote ont des conséquences en termes de satisfaction et de comportement des électeurs. Certaines d’entre elles peuvent encourager le vote stratégique, d’autres les choix sincères. Si les êtres humains ont un penchant pour la sincérité, une méthode de vote pourrait-elle l’exploiter ? Si c’est le cas, pourrait-elle être considérée comme N ? Tout d’abord, un examen de la définition de N sera effectué afin de comprendre si un changement dans la conception du vote pourrait satisfaire à ses conditions : exploiter des mécanismes qui déclenchent des réponses plus intuitives, garantir la « réversibilité » et être justifié au niveau public dans le contexte du libéralisme politique. Deuxièmement, les preuves empiriques seront analysées en fonction de l’objectif de N : lorsqu’il s’agit de réduire l’écart entre les intentions et les actions des électeurs, N pourrait être justifié sur la base de la satisfaction des électeurs évaluée par le biais de référendums formels, d’expériences de vote et d’enquêtes en ligne ; lorsqu’il s’agit d’améliorer l’efficacité du système, N pourrait être justifié sur la base des tendances stratégiques mesurées sur la base de la probabilité d’éviter les votes gaspillés. En modifiant la conception du vote, on pourrait faire en sorte que les votes sincères comptent sans exiger d’efforts rationnels irréalistes.

Pierre Klimt

En partant des constats de l’omniprésence des nudges dans les « écosystèmes » blockchain et d’une convergence entre les fondements philosophico-politiques de la blockchain et du nudging, cet article propose une approche critique de l’automatisation organisationnelle qui constitue l’horizon et l’un des moyens privilégiés du développement des DAO (Decentralized Autonomous Organizations). Ces entités fonctionnent en effet largement grâce à la blockchain, dont nous analysons ici d’abord, grâce à la théorie de l’hypernudge, le potentiel de concrétisation numérique d’une forme de dérive systémique de l’usage des sciences comportementales. Ayant conclu à l’inopportunité de l’application de la qualification d’hypernudge aux blockchains en elles-mêmes, nous proposons de qualifier celles-ci de systèmes complexes dont les architectes tentent de réduire l’incertitude ontologique. À partir de ce résultat, nous concluons que si les DAO agglomèrent des nudges, c’est qu’elles sont des organisations dont la complexité redouble celle de la blockchain et que, à ce titre, elles agglomèrent avant tout des normes.

Sylvain Mercoli

Technique issue des sciences comportementales, longtemps cantonnée à la sphère décisionnelle des pouvoirs publics, le nudge est un procédé incitatif employé, essentiellement sous forme marketing, par les opérateurs privés. Sous la forme d’une habile et discrète recommandation proposée au futur contractant – dans un contexte de contraintes souvent indépassables –  le nudge exploite les biais cognitifs tout en contribuant au mirage d’une volonté qui resterait souveraine, alors qu’elle ne l’est plus tout à fait. Permettre qu’un choix soit préservé en offrant toujours à celui qu’il cible, la possibilité de refuser l’option privilégiée à son insu, tel est bien son but. Démultiplié par la généralisation des contrats électroniques, le nudge ne cesse de jouer sur l’étendue des comportements numériques afin de cibler les « besoins » réels ou prétendus des utilisateurs. Sous couvert de liberté, il influence le choix des contractants, alors que sous l’angle de la rationalité, l’obligation simplement suggérée ne fait que provenir d’un biais de la pensée. Pour autant, le nudge semble assez peu saisissable par les outils habituels du droit commun des contrats (obligation d’information précontractuelle, bonne foi ou théorie des vices du consentement), fussent-ils des contrats d’adhésion (contrôle des clauses abusives). La protection de la volonté souveraine du contractant semble aujourd’hui passer par la reconnaissance juridique de la technique du counter-nudging ou « contre-coup de coude ». Au sein de l’Union européenne (UE), la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et le règlement « DSA » ( « Digital services Act ») du 19 octobre 2022 de l’UE paraissent sonner le glas des nudges « agressifs » ( « dark nudging »), en posant le principe général de transparence du système de recommandation. Ce contrôle des nudges exercé dans le cadre de réglementation européenne deviendrait alors un des nouveaux piliers de la liberté contractuelle.

Malik Bozzo-Rey

Nous ne pouvons nier à quel point l’ouvrage Nudge de Sunstein et Thaler a permis la diffusion au sein de la société de l’idée selon laquelle une « bonne » politique publique devait s’appuyer soit lors de son élaboration, soit lors de son évaluation – voire les deux – sur les sciences comportementales. Par « bonne » politique publique, nous entendons ici une politique qui soit à la fois soucieuse du bien-être des personnes dont elle cherche à influencer le comportement (en le respectant et/ou en le maximisant), efficace et efficiente. Le nudge devient pour eux un outil privilégié – mais non exclusif – des politiques publiques efficaces et en accord avec le comportement et les attentes réels des individus. Un nudge s’inscrit dans une architecture de choix (un contexte de prise de décision), il amène un ou des individus à changer leur comportement de manière à améliorer leur situation (en termes de bien-être) mais sans pour autant réduire leur liberté de choix – c’est pourquoi Sunstein et Thaler parlent de paternalisme libertarien. Nous nous proposons dans cet article de prendre réellement acte de la volonté de Sunstein et Thaler d’associer à la nature même du nudge la capacité à améliorer le bien-être des individus tel qu’ils le conçoivent – « as judged by themselves ». Nous identifierons donc dans un premier temps le cadre théorique implicite des nudges dès lors qu’il s’agit de prendre en considération les préférences des individus pour ensuite, dans un second temps, interroger la possibilité même de cette démarche s’il s’agit d’assurer la cohérence interne des positions défendues par Sunstein et Thaler. Nous pourrons alors montrer à quel point le statut qu’ils donnent au critère du « as judged by themselves » est éminemment problématique puisqu’ils en font à la fois un critère d’évaluation des nudges et une justification du recours à l’interférence que représente le paternalisme, même s’il devait être libertarien.

Mate Paksy

Mon étude vise à mettre en évidence un certain nombre de critiques du nudging par rapport à diverses élucidations du droit, en particulier les concepts positivistes ainsi que le droit en tant que raisonnement pratique. Elle tente de démontrer que le nudging consiste à imposer un impact direct sur le comportement humain, du moins dans la mesure où ce type de réglementation agit instantanément sur le comportement humain ordinaire en profitant systématiquement de nos erreurs. Outre le nudging, le positivisme juridique normatif et réaliste affirment également cette méthode de régulation causale et directe. Ubi societas, ibi ius – le droit, en revanche, en tant que raisonnement pratique, consiste uniquement à influencer l’ensemble des individus par la persuasion. Je ne doute pas que certaines incitations qui fonctionnent comme des artifices rhétoriques soient les bienvenues dans l’empire du droit. Dans l’ensemble, cependant, l’autonomie des personnes ordinaires, imparfaites et raisonnables, exige que la vie sociale soit régulée par l’influence et la persuasion juridiques. Cette technique permet une régulation meilleure et plus juste que le nudging. Le nudging a bien sûr raison de rejeter le positivisme juridique, mais il reste inférieur au concept de droit en tant que raisonnement pratique.