Les nudges comme normes incitatives du droit de la gouvernance :
L’exemple des nudges alimentaires
Stéphane Bernatchez
Marie-Eve Couture-Ménard
Marie-Claude Desjardins
Résumé
Cet article examine la gouvernance par les nudges, utilisés par les municipalités dans le domaine de l’alimentation, et montre leur caractère normatif. Alors que la technique du nudging est souvent associée à la gouvernementalité et au néolibéralisme, il est plutôt proposé de les comprendre dans la perspective pragmatiste de la gouvernance, remplaçant ainsi la logique du contrôle par celle de l’apprentissage réflexif propre à l’expérimentation. Ce déplacement autorise au surplus à concevoir les nudges comme étant des normes incitatives propres au droit de la gouvernance, en mobilisant une typologie qui opère une distinction entre les normes informatives, les normes comportementales et les normes sensorielles. Sur cette base, il est possible d’évaluer le potentiel des nudges à guider notamment les choix alimentaires.
Abstract
This article examines governance through nudges, used by cities in the field of food, and highlights their normative nature. While the technique of nudging is often associated with governmentality and neoliberalism, it is rather proposed to understand them from the pragmatist perspective of governance, thus replacing the logic of control with that of reflexive learning specific to experimentation. This shift also allows us to conceive of nudges as incentive norms specific to the law of governance, by mobilizing a typology which makes a distinction between informative norms, behavioral norms and sensory norms. On this basis, it is possible to assess the potential of nudges to guide food choices.
How to cite
Bernatchez, Stéphane, Marie-Eve Couture-Ménard et Marie-Claude Desjardins. 2023. « Les nudges comme normes incitatives du droit de la gouvernance : L’exemple des nudges alimentaires ». Nomopolis 1.
INTRODUCTION
En visant à amener les individus à faire les « bons choix », les nudges influencent les comportements en modulant l’architecture du choix (Thaler et Sunstein 2022). Non seulement ils ont la prétention de le faire, mais on sait maintenant qu’ils en ont aussi la capacité, la démonstration empirique se répétant quotidiennement dans plusieurs cas. Voilà qui devrait être suffisant pour convaincre les juristes s’intéressant à l’action des normes de réfléchir à ces incitations empruntant une « méthode douce pour inspirer la bonne décision »[1], mais néanmoins fréquemment critiquées pour être empreintes d’un « paternalisme libertarien » avoué (Thaler et Sunstein 2022 : 23-25). L’inclusion de plus en plus fréquente des nudges dans l’éventail d’outils de gouverne des décideurs politiques devrait d’autant plus retenir l’attention des juristes qu’ils se présentent souvent comme ce qui fut déjà appelé des « pilotes invisibles de l’action publique » (Lorrain 2004). De fait, l’usage du nudging par les gouvernements à titre de technique de régulation s’est accru depuis une décennie, comme en témoigne notamment la mise sur pied de « nudging units » dans plusieurs États (Halpern et Sanders 2016), notamment durant la pandémie de la COVID-19 (Stiegler 2021; Stiegler et Alla 2022).
Le recours aux nudges soulève un double enjeu : d’une part, ils porteraient atteinte au libre arbitre lorsqu’ils sont compris comme étant une architecture de contrôle des comportements (Flückiger 2018:219); et d’autre part, ils souffriraient d’un manque de transparence dans leur application : « Le soupçon est renforcé par le caractère fréquemment non explicite de tels moyens, alors que la démocratie et l’État de droit se nourrissent de transparence, de bonne foi et de confiance » (Flückiger 2018:216). Ainsi, selon l’hypothèse que nous soutenons dans le présent article, considérer les nudges dans la perspective du droit de la gouvernance (Lasserre 2015) permettrait d’éviter de les rejeter complètement alors qu’ils sont déjà omniprésents et qu’ils peuvent s’avérer utiles dans certains domaines, tels que la santé publique (Gostin et Wiley 2016; Ménard 2010) et le développement durable (Vandenbroele et Vermeir 2020), où les gouvernements sont appelés à guider les comportements des individus, plutôt qu’à les imposer.
À cet égard, l’alimentation s’avère l’un des domaines par excellence pour démontrer le rôle des nudges. D’ailleurs, dès l’introduction de leur ouvrage paru originalement en anglais en 2008, Thaler et Sunstein s’intéressent aux cantines scolaires. Le nudging est en effet considéré comme une stratégie d’intervention prometteuse pour modifier les choix alimentaires de la population (Harbers, Beulens et al. 2020; Vandenbroele et Vermeir 2020). Les nudges alimentaires ont trait notamment à la disponibilité, la position, la fonctionnalité, la présentation, la portion des divers produits offerts, ainsi qu’à l’information relative à ceux-ci (Hollands, Bignardi et Johnston 2017). Les campagnes d’information et d’éducation qui cherchent à convaincre les individus de changer leurs habitudes alimentaires par des arguments rationnels ont montré leurs limites (Inserm, 2021; Vandenbroele et Vermeir 146). Quant aux interventions contraignantes à l’égard des choix alimentaires des individus, elles peuvent rencontrer beaucoup d’opposition, de la part de l’industrie et des individus, car l’alimentation est non seulement une réponse aux besoins physiologiques, mais elle véhicule également des valeurs symboliques et affectives (Vivre en ville 2014).
Dans les dernières années, les études sur la pertinence et l’efficacité des nudges alimentaires se sont multipliées (Folkvord 2021; Cadario et Chandon 2020; Harbers, Beulens et al. 2020), tout comme les réflexions sur les enjeux que soulève cette technique de régulation dans ce domaine. Notamment, certains avancent qu’« [e]n cette période où les taux d’obésité augmentent et où on assiste à une hausse de l’utilisation et des coûts des services de santé, il semble opportun de lancer un débat public sur les techniques publicitaires visant à inciter les consommateurs à manger plus sainement et à consommer davantage de fruits et de légumes. La mise en œuvre d’activités efficaces, comme les nudges, de promotion d’une alimentation saine, exigera de l’audace de la part des décideurs politiques. » (Folkvord 2021)
Lorsqu’elle sert d’instrument mobilisé par les décideurs publics, la technique du nudging présente alors une dimension normative, ce qui devrait intéresser les juristes. Jusqu’à présent, la discipline du droit a cependant fait peu de place aux nudges, ces derniers ayant bien souvent été compris comme des alternatives aux normes juridiques. Or, en s’intéressant au contexte de prise de décision liée à l’architecture du choix, la psychologie sociale et l’économie comportementale présentent un intérêt pour le droit, à la condition d’aller au-delà des conceptions plus traditionnelles de la science juridique. En effet, les nudges pourraient être compris comme des normes faisant partie du droit de la gouvernance, lequel est non seulement composé notamment de normes souples, douces, molles (Bernatchez, 2019), mais partage en plus avec les nudges cette idée d’inciter des individus ou des groupes à changer leurs comportements sans leur imposer d’obligation, de contrainte, de sanction, ni même de menace de sanction (Thibierge 2009a).
Plus encore, c’est la prétention de la théorie des nudges à orienter efficacement les comportements qui devrait renseigner les juristes travaillant sur la théorie de la norme. Plus précisément, la théorie des nudges cherche à gouverner les conduites, ce qui implique un changement de perspective quant à la compréhension de l’action normative. Si les nudges « entretiennent des liens avec l’économie comportementale et le paternalisme libertarien, ils ne peuvent être réduits à ces deux éléments » (Cserne 2018:123). L’explication juridique des nudges doit, dès lors, se tourner vers certains courants contemporains du droit qui font appel à de nouveaux types de normativités. Telle est la première proposition au cœur de cet article.
La seconde proposition est la suivante : en concevant les nudges comme faisant partie du droit de la gouvernance, cela permet, d’une part, de comprendre leur utilité en tant qu’outil de gouverne à partir des fondements de la théorie de la gouvernance et, d’autre part, d’évaluer leur acceptabilité à l’aune des exigences de la gouvernance (transparence, efficacité, réflexivité, participation, légitimité, etc.). Cet éclairage permet d’offrir une nouvelle perspective ainsi que des réponses aux principales critiques formulées à l’endroit des nudges.
Pour étayer ces propositions, il s’agira, dans une première partie, de montrer comment les nudges peuvent être conçus selon une approche pragmatiste de la gouvernance en lieu et place de la gouvernementalité et du néolibéralisme qui sont souvent conçus comme les seuls fondements des nudges. Après avoir développé cette approche pragmatiste, il faudra en montrer les conditions d’apprentissage, de participation et d’expérimentation qui caractérisent la gouvernance pragmatiste. Puis, dans une deuxième partie, les nudges seront conceptualisés dans la perspective du droit de la gouvernance. Une typologie des normes incitatives sera alors présentée, illustrée à l’aide d’exemples de nudges alimentaires utilisés par divers paliers de gouvernement au Canada. Enfin, dans une troisième partie, il conviendra de montrer comment les exigences du droit de la gouvernance peuvent offrir des réponses aux critiques faites à leur endroit, principalement celles relatives à leur manque de transparence et de légitimité. En fait, il s’agira d’expliquer comment le droit de la gouvernance offre des balises afin d’encadrer normativement les nudges.
I. LA GOUVERNANCE PAR LES NUDGES AU-DELÀ DE LA GOUVERNEMENTALITÉ ET DU NÉOLIBÉRALISME
Notre objectif consiste, dans cette première partie, à investiguer une autre explication possible des nudges : comment la théorie de la gouvernance permet-elle de fonder une conception innovante des nudges? D’abord, les nudges, qui ont principalement été compris dans la perspective de la gouvernementalité néolibérale, peuvent aussi être conçus autrement, soit selon une approche pragmatiste menant à la gouvernance par les nudges. Ensuite, cette approche pragmatiste permet d’insister sur l’apprentissage nécessaire à l’opération normative, laquelle exige au surplus la participation à une expérimentation.
D’emblée, il convient de préciser que la question de la manipulation est au cœur de la controverse soulevée par les nudges (Waldron 2014) :
« [L]e nudge n’est pas sans lien avec les enseignements de Michel Foucault sur la biopolitique qui […] met en lumière la recherche de pouvoir et de contrôle social qui se cache derrière ces nouvelles pratiques régulatoires. En particulier, le nudge n’est pas exempt de contrainte mais elle s’y exprime différemment. Bien qu’a priori non-contraignant et laissant toujours formellement le choix aux destinataires de l’utilisation des normes s’appuyant sur les sciences comportementales, on constate que ces pratiques s’imposent peu à peu aux particuliers au point de devenir incontournables. » (Bozzo-Rey, Brunon-Ernst et van Waeyenberge 2016 :17)
Pour Foucault, l’art du gouvernement vise à trouver comment introduire l’économie à l’intérieur de l’exercice du pouvoir (Foucault 2017:641-642). Il en a tiré une conception de la gouvernementalité néolibérale, fondée notamment sur les dispositifs de discipline et les mécanismes de sécurité (Foucault 2004a et 2004b). Bien que les nudges ne relèvent pas de la seule politique étatique, ils se retrouvent au cœur de la réflexion contemporaine sur l’art de gouverner (Alemanno, 2020). Ils ne seraient qu’un pas de plus dans l’« envahissement du droit par les normes » (Bozzo-Rey, Brunon-Ernst et van Waeyenberge 2016:8; Frison-Roche 1998), lesquelles sont parfois considérées comme des « instruments dépolitisés de l’action publique » (Borraz 2004). Leur lien avec le droit souple n’est pas anodin, puisqu’ils devraient être, eux aussi, sans contrainte : « Les nudges n’ont aucun caractère contraignant » (Thaler et Sunstein 2022:25). Alexandre Flückiger en arrive néanmoins à la conclusion qu’il existe une « zone grise entre un environnement comportemental incitateur et une architecture de contrôle des comportements » (Flückiger 2018:219). La question que soulèvent également les nudges, dans cette perspective foucaldienne, est celle de savoir jusqu’à quel point la création d’une architecture du choix laisse subsister le libre arbitre de l’individu (Flückiger 2018; Conly 2018) :
« La gouvernementalité néolibérale donne l’illusion à l’individu de se subjectiver librement grâce à la concurrence et la liberté d’entreprendre. Le sujet devient alors librement producteur des normes de comportement qu’il a par ailleurs ou auparavant intériorisées. C’est donc la liberté du sujet qui est posée. » (Guilbert 2020:187)
En matière alimentaire, l’architecture du choix est un élément déterminant des habitudes de consommation : « [q]u’il le veuille ou non, l’individu est ainsi exposé quotidiennement, dès l’enfance, à l’influence de l’environnement alimentaire, qui module ou limite ses choix alimentaires (…) » (Lagacé 2020:7). Par exemple, selon l’Institut national de santé publique du Québec, « le risque de consommer de la malbouffe le midi est de 50% plus élevé chez les élèves ayant accès à deux restaurants-minute ou plus dans une zone de 750 mètres autour de l’école » (Robitaille et Paquette 2015:2). En ce qui concerne aussi l’architecture du choix au sein même des commerces alimentaires, une récente étude a révélé, par exemple, que les boissons sucrées (boissons gazeuses, boissons à saveur de fruits, boissons énergisantes, thés glacés, etc.) dans les supermarchés de la région de Montréal sont offertes principalement aux caisses et au bout des allées, soit des emplacements stratégiques « souvent associés à des achats impulsifs et à une impression de « rabais » aux yeux des consommateurs, ce qui stimule la vente des boissons sucrées à ces endroits » (Lagacé 2020:42). Face à ce type de pratiques, la ville de Berkeley, en Californie, a d’ailleurs adopté une réglementation pour interdire la vente de produits alimentaires trop sucrés ou salés sur les présentoirs situés aux caisses dans certains commerces (Sheldon 2020). Cette intervention réglementaire a d’ailleurs été justement qualifiée de nudge par les médias américains, « “It’s not really a ban, it’s a nudge”, co-sponsor of the ordinance Council member Kate Harrison told FOX Business. (…) Rather than remove unhealthy items entirely, they will be displaced from where customers are more likely to make impulsive purchasing selections » (Park 2020).
Dans la mesure où il fait usage des sciences cognitives et des mécanismes psychologiques, le nudging se différencierait « de l’information et de la persuasion parce qu’il utilise des mécanismes non rationnels » (Engelen 2018:149). Selon cette critique, « les techniques de nudging sont particulièrement inquiétantes parce qu’elles influencent le comportement des gens sans qu’ils en aient conscience, en contournant leurs capacités rationnelles et en faisant appel à des mécanismes psychologiques profondément enracinés » (Engelen 2018:150).
Le droit a généralement présupposé un idéal de raison, qui se trouve mis à mal par le nudging. Les travaux des juristes ont, de manière générale, fondé leurs constructions sur un postulat de rationalité des individus (exemple : la personne raisonnable) et du législateur (avec, par exemple, l’idée de cohérence des lois entre elles), à l’exception des tenants du réalisme juridique qui ont pris acte du rôle des émotions dans la production du droit (Viala 2017). Sunstein a reconnu que tant le concept que la pratique de la manipulation requièrent que l’on s’y intéresse (Sunstein 2015a). L’intériorisation du contrôle ou de la discipline est, chez Foucault, ce contre quoi il faut se défendre (Gautier 1996).
L’interrogation soulevée par les nudges concerne donc les risques de manipulation propre à la gouvernementalité néolibérale que comporte la méthode soi-disant douce pour inspirer la bonne décision. Selon la gouvernementalité néolibérale, l’économie comportementale et la psychologie sociale deviennent des instruments de contrôle et d’autodiscipline. Appréhendée dans cette perspective néolibérale, les nudges sont des outils qui risquent d’établir des « rails normatifs » (Nicolas 2017:21) et qui cherchent à manipuler des individus incapables au plan cognitif ou rationnel:
« C’est exactement le même type d’analyse que l’on retrouve aujourd’hui dans l’anthropologie dominante des néolibéraux, qui saturent l’espace public avec la notion de « biais cognitifs » empruntée aux neurosciences, pour mieux légitimer le recours à des techniques d’ingénierie sociale fondées sur l’incitation douce et justifier la renaissance d’un « paternalisme soft ». Au lieu de recueillir le consentement libre et éclairé des individus, il s’agit de fabriquer le consentement des populations par une série de « coups de coude » (nudges) les poussant dans la « bonne direction » qu’elles sont jugées incapables d’apercevoir et de désirer par elles-mêmes. » (Stiegler et Alla 2022:24)
C’est précisément cette insuffisance de la rationalité qui est au cœur du débat sur la possibilité, ou non, du darwinisme social – lequel sous-tend le nudging. C’est ainsi qu’il est possible, en retraçant les principales étapes épistémologiques de ce débat, de mobiliser une autre approche que le néolibéralisme pour comprendre les nudges. Pour bien saisir comment cette alternative se déploie dans les suites du darwinisme social, il convient de suivre le raisonnement de Barbara Stiegler (2019), en jouant toutefois Stiegler contre Stiegler, en quelque sorte, puisqu’elle ne conçoit les nudges que dans la perspective néolibérale (Stiegler 2021:24-29; Stiegler et Alla 2022:24). Suivant une voie d’ailleurs proposée par cette autrice dans son ouvrage sur l’adaptation (Stiegler, 2019), cela nous conduira plutôt vers le pragmatisme philosophique de John Dewey, en lieu et place du néolibéralisme de Walter Lippmann (1938), qui lui-même s’est proposé comme remplacement du libéralisme (ou de l’ultralibéralisme) fondé sur le darwinisme social de Herbert Spencer (1899). Cette perspective pragmatiste permet de fonder la gouvernance par les nudges.
Partageant le point de départ selon lequel l’espèce humaine n’est pas adaptée, surtout lorsqu’elle modifie elle-même, par la mondialisation et la révolution industrielle, l’environnement auquel il s’agit de s’adapter, Lippmann considère qu’il ne faut pas faire confiance aux mécanismes naturels pour que l’adaptation opère d’elle-même (Stiegler 2019). Il faut au contraire que l’État veille à réadapter l’espèce humaine, ce qui passe par des techniques de fabrication du consentement des masses, selon un mode de production capitaliste. À cet égard, les nudges ne seraient qu’une technique de plus afin de fabriquer ce consentement, mais une technique nécessaire pour assurer l’adaptation des êtres humains et les amener à faire les bons choix. Dans le contexte de l’alimentation, on peut avancer que, face au marketing agressif de l’industrie agroalimentaire, le recours au nudging par les gouvernements devient une technique nécessaire au sein d’une approche intégrée pour orienter les individus vers les meilleurs choix alimentaires (Gostin et Wiley 2016; Scrinis et Parker 2016).
Contre ce nouveau libéralisme de Lippmann, John Dewey propose aussi de repenser le politique à partir de Darwin (Dewey 1910; Gould 2006), mais en tire des conclusions totalement différentes, notamment en ce qu’il ne s’agit pas de se plier à un environnement prédéterminé et stable, orienté vers la mondialisation et le capitalisme. Comme l’écrit Stiegler (2019 :103), « ce que Lippmann au fond a raté », c’est « la « logique génétique et expérimentale » que Dewey considère comme « la grande leçon du darwinisme ». Tout en reconnaissant au concept de participation une origine biologique (Madelrieux 2016; Stiegler 2019 :103), Dewey est d’avis que l’adaptation n’est pas que passive, puisqu’il ne suffit pas de se modeler à l’environnement : il s’agit d’une interaction avec l’environnement. L’adaptation exige donc une participation, « une action nouvelle sur son environnement » (Stiegler 2019:107). En ce sens, le public ne subit pas l’expérimentation, il en est l’agent. Telle est la logique génétique et expérimentale de la démocratie participative. Sur cette base, Dewey reproche à Lippmann de n’avoir point compris ce qui se joue avec l’adaptation depuis Darwin.
Le juriste Jacques Chevallier (2018 :233) considère, lui aussi, que les nudges, qui ont « été placés au cœur de la stratégie d’innovation qui constitue l’un des axes de la politique de modernisation de l’action publique [en France] », exigent un processus d’apprentissage passant par l’expérimentation. C’est précisément là l’apport de l’approche pragmatiste que nous tentons de mettre de l’avant. Pour ce faire, il convient de distinguer cette approche de celle du néo-libéralisme.
Ce que le néolibéralisme perçoit comme une soumission librement et un assujettissement, le pragmatisme le conçoit plutôt comme une expérience dans le cadre d’un nécessaire apprentissage afin que l’action normative puisse opérer. Alors que la norme néolibérale prend la forme d’un contrôle social des conduites intériorisé faisant porter à l’individu la responsabilité d’ajuster lui-même son comportement, l’approche pragmatiste y voit davantage un processus d’expérimentation, où l’apprentissage se fait aussi collectivement. Le lien avec les dimensions d’expérimentation et d’apprentissage propres aux nudges n’est pas nouveau; il s’exprime non seulement dans la littérature, notamment chez Jacques Chevallier (2018), mais aussi dans la pratique par la mise en place de Nudge Lab (ou Nudge Squad, Nudge Unit, …). Les nudges participent de cette logique d’expérimentation dont parlait Dewey (parfois avec une méthodologie contenant des protocoles d’expérimentation), et ont été mobilisés tant pour dissuader les jeunes conducteurs d’utiliser leur téléphone au volant, que pour inciter les contribuables à faire leurs déclarations de revenus en ligne et pour modifier le comportement des patients et des médecins à l’égard des médicaments génériques (Chevallier 2018).
« Cette dynamique traduit une volonté croissante d’approfondir la compréhension de l’opération d’apprentissage qui conditionne la capacité d’une action collective à sélectionner des comportements qui maximisent autant que possible la satisfaction des attentes normatives de ses membres. Cet approfondissement se traduit […] par le fait qu’on présupposera de moins en moins comme données les capacités des acteurs à opérer les ajustements et apprentissages nécessaires. Corrélativement, cet approfondissement implique une extension progressive des dispositifs institutionnels à instaurer pour rendre possibles les apprentissages nécessaires à la « réussite de l’opération de sélection qui va déterminer l’action collective. » (Lenoble et Maesschalck 2011:144)
Parce qu’elle ne présuppose pas les capacités des acteurs à faire d’eux-mêmes les ajustements comportementaux nécessaires, et qu’elle les aide à effectuer certains apprentissages rendant possible l’action des normes, la technique du nudging est susceptible d’entraîner, par la répétition des choix, une action collective opérant une sélection des comportements. De plus, par l’importance qu’elle accorde à l’apprentissage, la gouvernance par les nudges s’inscrit dans une approche pragmatiste, se distinguant ainsi d’une perspective qui ne se voudrait que critique :
« Ce processus d’apprentissage échoue lorsque la personne concernée tente de se conserver en protestant contre la décision, en résistant, en brandissant constamment son droit lésé, en nourrissant son propre malheur et en cherchant aide et approbation afin d’organiser une résistance face à la décision; en un mot, lorsqu’elle n’apprend pas, mais se cantonne plutôt sur ses anciennes attentes déçues. » (Luhmann 2001:25-26)
La prégnance du pragmatisme dans la gouvernance a été bien établie par la théorie de la gouvernance, que ce soit avec l’expérimentalisme démocratique de Michael Dorf et Charles Sabel (1998), l’apprentissage réflexif de Chris Argyris et Donald Schön (1996; Schön 1994) ou la théorie génétique de Jacques Lenoble et Marc Maesschalck (2011). Pour que l’opération normative puisse opérer, la théorie génétique de la gouvernance nous apprend qu’il faut d’abord surmonter les blocages (ou des stratégies défensives prenant la forme, notamment, de stéréotypes et de routines) en vertu desquels les individus ont tendance à répéter les mêmes identités d’action, c’est-à-dire à se comporter de la même manière dans la même situation. C’est en ce sens que certains nudges peuvent servir, entre autres, à remettre en question des comportements et à faciliter l’application du droit, en relayant la norme juridique, « en levant les obstacles et en prévenant les résistances risquant de surgir lors de sa mise en œuvre » (Chevallier 2018:237; Sunstein 2015b). Pour cela, un processus d’apprentissage est nécessaire, lequel oblige un recadrage (reframing) par un retour réflexif sur les croyances, schèmes de pensée et cadres interprétatifs spontanément mobilisés (Lenoble et Maesschalck 2009).
Dans ce contexte, la réflexivité est l’opération par laquelle les capacités d’action sont ajustées en fonction des expériences et de la projection de son identité d’action (Lenoble et Maesschalck 2011:288). À cet égard, les nudges peuvent favoriser le processus réflexif, en ce qu’ils peuvent pousser les gens « à réfléchir et à supprimer les biais de leur comportement » (Engelen 2018:165). Encore une fois, ce ne sont pas tous les nudges qui agissent ainsi, mais certains peuvent avoir cet effet réflexif. Devant la difficulté de faire ce processus seul, la gouvernance organise des dispositifs ou des mécanismes permettant cette reconstruction réflexive par les destinataires de la norme, de manière à susciter de nouvelles pratiques (Lenoble et Maesschalck 2009:353). Le nudge peut agir tel un instrument du droit de la gouvernance visant à favoriser, tant à l’échelle individuelle que collective, ce retour réflexif sur les pratiques et les usages. C’est donc dans cette perspective pragmatique de la gouvernance que l’intériorisation de l’autorité dont parlait Foucault devient plutôt un geste internaliste d’expérimentation et d’apprentissage réflexif :
« Le droit classique impose une contrainte extérieure à l’individu. La gouvernance entend orienter de l’intérieur son comportement : susciter des réflexes souhaitables, obtenir les régularités attendues, inciter à l’adoption d’une conduite jugée « correcte ». » (Pitseys 2010 : 219)
C’est précisément cet internalisme que la théorie du droit a négligé de construire pour penser la légitimité et l’effectivité d’une norme, préférant s’en remettre à un contrat social supposé déjà conclu (Lenoble 2011). L’approche génétique s’intéresse aux conditions de réussite de l’opération d’apprentissage en prêtant attention aux résistances qui amènent les acteurs à répéter les mêmes comportements en raison des blocages antérieurs (Lenoble et Maesschalck 2011:21). Cela exige, selon la théorie génétique, la construction d’un rapport à l’extériorité, par une forme de « tercéisation » (Maesschalck 2009). Par rapport à la psychologie individuelle qui décide d’un comportement, le nudge peut représenter cet élément tiers qui amène l’acteur à réfléchir à ses choix.
Si les nudges peuvent puiser leurs fondements dans les théories de la gouvernance, leur caractère normatif peut quant à lui se révéler dans la perspective du droit de la gouvernance, faisant ainsi entrer les nudges dans la discipline juridique.
II. LES NUDGES DANS LA PERSPECTIVE DU DROIT DE LA GOUVERNANCE : DES NORMES INCITATIVES
Selon notre hypothèse, il est possible de concevoir les nudges autrement, c’est-à-dire en termes de droit de la gouvernance, à condition bien sûr d’opter pour une explication pragmatiste. Dans cette perspective, le droit de la gouvernance permet de réfléchir les nudges comme des normes incitatives et d’ainsi les qualifier juridiquement. Dans une première sous-partie, nous présenterons les nudges comme étant des normes incitatives du droit de la gouvernance. De concevoir ainsi les nudges offre une autre voie intéressante pour répondre aux critiques qui leur sont adressées, en ce que le droit de la gouvernance contient également des processus et des exigences qui peuvent servir de jalons pour réguler les nudges.
La gouvernance bien comprise se veut « un processus expérimental visant à transformer les rôles et les formes de production normative. L’enjeu est d’expérimenter de nouveaux comportements d’acteurs eux-mêmes guidés par un usage innovant des normes » (Maesschalck 2017:23-24). Dans cette sous-partie, nous entendons montrer que les nudges peuvent être compris comme un tel usage innovant des normes, propre au droit de la gouvernance et susceptible de modifier les comportements des individus.
La juridicité des nudges demeure en suspens (Cserne 2018:127), les catégories juridiques traditionnelles permettant difficilement de les qualifier en droit. Ils constituent alors des O.J.N.I., c’est-à-dire des Objets Juridiques Non Identifiés (Ost et van de Kerchove 2002:14), ou des « objets normatifs non identifiés » (Ost 2016:3-4). Bien qu’ils aient été considérés au départ comme des outils extra-juridiques, et même récemment comme une normativité sans norme ou par-delà de la norme dans la mesure où c’est « un environnement en entier et par lui-même qui est normatif » (Sintez 2022:103), cela n’a pas empêché les juristes de tenter de les situer sur une échelle de juridicité, le niveau de juridicité pouvant varier en fonction du nudge en cause – selon l’évaluation qu’en a faite Boris Barraud, le nudge présente généralement un faible niveau de juridicité (Barraud 2017:206-207). La théorie de la norme nous a récemment enseigné que la normativité de la norme s’apprécie davantage en termes de gradation normative (Conseil d’État 2013). De fait, on peut reconnaître aux nudges une certaine « force normative » (Thibierge 2009b).
La question devient, dès lors, la suivante : « les nudges représentent-ils un mode de gouvernance réellement distinct doté de sa propre normativité ? » (Cserne 2018:122) Nous nous proposons d’examiner précisément quelle signification les nudges peuvent ainsi avoir dans le droit de la gouvernance. Sur cette base, il devient possible de penser les nudges comme faisant partie des « formes variées de juridicité » (Cserne 2018:123). Comme l’a écrit Paul Amselek :
« Les règles juridiques sont des outils mentaux [. . .] autoritairement mis en service, en vigueur, par les pouvoirs publics institués à la tête des populations humaines pour les gouverner: il s’agit de contenus de pensée finalisés, instrumentalisés, chargés de servir à diriger les conduites; ces contenus de pensée fixent des marges de possibilité d’action en fonction des circonstances ‑‑ marges qu’évoquait précisément chez les Romains la notion même de « jus » dans son sens le plus originaire et que traduit aussi d’ailleurs notre notion de « droit » qui dénote l’idée même de possibilité, de latitude. Ces marges servent à encadrer la volonté de ceux auxquels elles sont adressées, à lui servir de support, d’étalon de mesure pour rester à l’intérieur de la droiture, de la rectitude, dans le tracé des lignes de conduite qu’elle arrête et qu’elle fait ensuite exécuter, dont elle déclenche le passage à l’acte. » (Amselek 1991:1200-1201)
S’appuyant sur ce passage pour définir le droit, la Cour suprême du Canada a reconnu que « Guider, plutôt que diriger, la conduite est un objectif plus réaliste » (R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society 1992:639). Le droit de la gouvernance vise précisément à accomplir cette fonction de guidage, tout comme les nudges. Conçus dans cette optique, les nudges peuvent être considérés, en tant que technique de régulation, comme des outils normatifs de gouvernance et des « instruments d’action publique » (Chevallier 2018:228), car cet usage innovant des nudges correspond à l’aspect normatif du droit de la gouvernance. En tant que mode de régulation, la gouvernance par les nudges s’incarne dans un droit de la gouvernance fondé sur la communication et l’information (Lasserre 2015).
En effet, dans sa capacité à susciter l’adoption du comportement souhaité, le nudge doit être compris en termes de capacité normative, laquelle exige un détour par la théorie de la norme. Si « [l]e droit (parce qu’il est un guide normatif) est un mode particulier de gouvernance » (Cserne 2018:134), alors les nudges peuvent également être considérés comme un mode de gouvernance en ce qu’ils servent de guide normatif et tracent un modèle pour agir (Thibierge 2009a et 2008).
Différentes manières de qualifier et de catégoriser les nudges ont été proposées à partir de différentes disciplines. Des catégories de nudges ont été identifiées notamment dans la littérature en psychologie et en marketing. Une catégorisation intéressante en matière de nudges alimentaires a été développée par Cadario et Chandon (2020), puis reprise par plusieurs. Ces auteurs proposent de répartir les nudges en trois catégories tout dépendant de la manière dont le nudge opère, à savoir : les nudges orientés vers la cognition; les nudges orientés vers l’affect; et les nudges orientés vers le comportement corporel. Une telle catégorisation trouve écho en droit de la gouvernance. En effet, les nudges peuvent être conçus comme des normes incitatives, puisqu’ils sont par définition des incitations. D’ailleurs, les travaux sur le droit souple ont bien montré que le droit se décline selon une échelle de normativité graduée (Conseil d’État 2013), l’« éventail de normativité » allant notamment du droit obligatoire et prohibitif au droit recommandatoire et incitatif (Thibierge 2009a :154s.). Dans la perspective du droit de la gouvernance, il est possible de saisir ces différents modes d’opération des nudges à partir de divers types de normes incitatives : les normes informatives, les normes sensorielles et les normes comportementales (voir Schéma 1).
Schéma 1 – Les nudges comme normes du droit de la gouvernance
Dans la littérature juridique, la notion de « normes informatives » a déjà été mobilisée, notamment afin de faire référence aux labels de qualité, qui prennent la forme d’« une image, un logo, un signe de reconnaissance » (Gautrais 1999:91) et dont certains sont octroyés par les pouvoirs publics afin de permettre « aux consommateurs de décider des produits à acheter sur la base de considérations d’ordre moral » (Benyekhlef 2015:764). Les normes informatives prennent sens dans l’architecture de choix, qui peut consister à « pratiquer le retour d’information » (Thaler et Sunstein 2022:122). À titre d’exemple, d’ici 2026 au Canada, la plupart des aliments pré-emballés afficheront un nouveau symbole nutritionnel bien visible sur le devant de leur emballage conformément à une réglementation fédérale adoptée en 2022, de manière que les consommateurs puissent déceler rapidement les aliments riches en graisses saturées, en sucres ou en sodium (Santé Canada 2022). Cette information peut les inciter à opter pour des choix plus sains.
Les normes incitatives de type informatif peuvent aussi prendre d’autres formes. Par exemple, la création de cartographies des fontaines d’eau présentes sur le territoire d’une municipalité mise sur l’information pour faciliter un comportement (Collectif vital 2023); « [l]orsque les fontaines d’eau sont situées dans un endroit qui manque de visibilité, on peut miser sur l’utilisation d’indicateurs afin de guider les citoyens » (Coalition Poids et al. 2023:1). Ces normes encouragent un comportement durable et sain, qui permet à la fois de réduire l’utilisation de bouteilles d’eau et de réduire la consommation d’autres boissons comme les boissons sucrées, moins bonnes pour la santé (Le Pointeur 2016). Finalement, l’initiative municipale « Hop la Ville » de Victoriaville (2023), au Québec, offre elle aussi un exemple d’une norme informative. Une pastille autocollante colorée sur laquelle est écrit « Hop la Ville – Coup de cœur » est apposée à côté des produits se trouvant dans les machines distributrices de boissons et de nourriture situées dans les bâtiments publics (Victoriaville 2017). Une note explicative détaille les critères qui font de ces aliments et boissons des « coups de cœur ». Ils doivent constituer une bonne source de fibre alimentaire, ne pas contenir de sucre ajouté (ou très peu) ni d’édulcorant. Constituant un véritable nudge, il ne s’agit pas d’interdire des produits qui ne sont pas sains, mais d’attirer l’attention des consommateurs vers ceux qui le sont afin d’encourager leur consommation, par l’information. La politique alimentaire d’autres instances municipales mentionne également ce type d’intervention, telle que celle de l’arrondissement de Verdun à Montréal.
Les travaux en théorie de la norme ont également mis au jour l’existence de « normes sensorielles » (Thibierge 2018), qui s’incarnent en normes visuelles, sonores, tactiles et kinesthésiques. Selon ce type de norme, la normativité est alors perçue par les sens (vue, goût, odorat, toucher, ouïe). « Dans sa fonction, la norme sensorielle est une norme de conduite parmi d’autres, visant en tant que telle à façonner, orienter les comportements. C’est plus spécifiquement une norme susceptible de cumuler les fonctions d’avertir, d’inciter, prescrire, interdire et de sanctionner » (Thibierge 2018:578). Ainsi, « [l]orsqu’ils interpellent les sens de leurs destinataires, […] les nudges participent de la catégorie des normes sensorielles » (Thibierge 2018:576). Prenons l’exemple des pictogrammes signalétiques proposés aux municipalités québécoises pour mettre en évidence l’emplacement des fontaines d’eau et les rendre plus attrayantes (voir Image 1), tout comme l’utilisation, à ces mêmes fins, de murales, d’autocollants, d’œuvres d’art ou de coloriage (Coalition Poids 2023) – il s’agit alors d’interpeller le sens de la vue. Dans la même veine, le Cadre de référence sur la saine alimentation pour le milieu municipal (Municipalité régionale de comté 2015) adopté par la municipalité régionale de comté (MRC) de Drummond, au Québec, propose notamment d’« avoir des aliments attrayants (couleurs et textures variées ) » (la vue), de suggérer « davantage le menu sain comme « nouveau et délicieux » » (la vue) et de « préparer une dégustation des nouveaux aliments santé offerts ou des repas thématiques lors des évènements » (le goût). L’exemple précédemment présenté des machines distributrices constitue également une norme sensorielle faisant appel à la vue car l’identification des aliments sains est facilitée par les pastilles colorées facilement identifiables.
Image 1(Coalition poids 2023)
Quant aux normes comportementales, elles sont généralement associées, dans la littérature juridique, aux codes des conduite et aux chartes éthiques (Benyekhlef 2015:757). Dans le contexte du nudging, les normes comportementales prennent plutôt la forme de normes qui influent sur le comportement corporel, quasiment comme si elles étaient des normes physiques. En matière de santé publique et durable, de telles normes concernent à la fois la taille du produit et la facilité avec laquelle la personne peut accéder au produit (avec plus ou moins d’effort physique), incluant la stratégie de l’option par défaut (Vandenbroele et Vermeir 2020:7-8). Pour donner un exemple d’une telle norme comportementale, qu’il suffise de penser que dans certains établissements municipaux, des fontaines d’eau ont été installées de telle sorte que les individus passent devant celles-ci avant d’arriver à l’endroit où se trouvent des machines distributrices offrant d’autres boissons. Pensons également aux initiatives municipales en matière de zonage visant à limiter ou à interdire la présence de commerces de restauration rapide autour des écoles (Couture-Ménard et Lascelles 2018), avec pour objectif que la plus grande distance à parcourir pour se procurer les aliments de faible valeur nutritive généralement offerts dans ce type de commerce incite les jeunes à modifier leurs habitudes alimentaires. L’idée sous-jacente à ces interventions est la suivante: « Planning decisions around the type and availability of different food outlets will influence the design and use of the built environment which will then ‘nudge’ people by making it easier to make healthier food choices and/or removing the temptation of more unhealthy food choices subsequently improving health » (Brown et Kirkman 2021:2).
Il est possible qu’un nudge puisse correspondre à plus d’un type de normes incitatives, comme dans l’exemple des machines distributrices, ce qui en fait à la fois une norme informative et sensorielle. L’utilisation de pictogrammes ou de symboles peut tendre à combiner le retour d’information et la sollicitation du sens de la vue. Par ailleurs, les normes informatives, sensorielles ou comportementales ne sont pas toujours de nature incitative, par exemple lorsqu’elles éliminent tout autre choix ou servent à indiquer une interdiction.
Enfin, les normes incitatives peuvent être dictées par l’État, soit en émanant directement de celui-ci, comme lorsqu’un gouvernement modifie l’architecture des choix alimentaires dans ses propres établissements. Les normes incitatives peuvent également être indirectement imposées par l’État, lorsqu’il exige qu’elles soient adoptées et mises en œuvre par de tierces parties, telles que des acteurs de la société civile ou du secteur privé (Häyry, Ahola-Launonen et Takala 2023). Prenons l’exemple, évoqué précédemment, des commerces d’alimentation de la ville de Berkeley, tenus de modifier l’offre alimentaire sur les présentoirs aux caisses en vertu d’une nouvelle réglementation visant à nudger les consommateurs. Dans les deux cas se pose le problème de l’acceptabilité des nudges ainsi élaborés par les décideurs publics. Plus précisément, hormis le fait que le nudging comme technique de régulation soulève en soi des critiques, la manière dont ces normes incitatives sont implantées soulève aussi des enjeux d’acceptabilité.
III. GOUVERNER PAR LES NUDGES : LES PROCESSUS ET LES EXIGENCES DU DROIT DE LA GOUVERNANCE
Dans la perspective de la gouvernance par les nudges, il importe de réfléchir aux nudges et à leurs conditions d’implantation à partir des processus et des exigences du droit de la gouvernance. Plusieurs enjeux peuvent alors être soulevés : par quels outils normatifs sont-ils implantés? Sont-ils mis en place au terme de processus démocratiques, participatifs et transparents? Le nudge en lui-même est-il transparent? Quels sont les acteurs qui élaborent les nudges ? Sont-ce les mêmes qui les mettent en œuvre? Il est possible de recourir au droit de la gouvernance pour répondre à ces questions, puisqu’il n’est pas composé que de normes, mais aussi de processus et d’exigences.
Le droit de la gouvernance comporte en effet des exigences héritées des principes de gouvernance (Mockle 2022) qui pourraient servir de cadres démocratiques pour s’assurer d’utiliser les nudges de la manière la plus acceptable possible, telles que la légitimité, l’imputabilité, la responsabilité, la reddition de compte, la transparence, la participation, l’efficacité, la qualité, la réflexivité, la proximité, etc.). Ces principes sont d’ailleurs susceptibles de nuancer les critiques souvent formulées à l’égard des nudges, et permettent de comprendre les conditions de leur utilisation au bénéfice de la société. La légitimité, l’imputabilité et la transparence sont précisément des exigences d’une bonne gouvernance (Mockle 2022 et 2014).
De plus, « [i]l semble acquis que l’évaluation éthique ou politique de ces « coups de pouce » ne peut consister en une simple condamnation ou en un enthousiasme unilatéral. La question importante est aujourd’hui celle de distinguer parmi les nudges possibles lesquels sont admissibles et dans quels contextes » (Lemaire 2018:175). C’est aussi dans ce sens qu’Alexandre Flückiger affirme que « [f]ondés sur une base légale, visant un intérêt public, proportionnés, conformes à la bonne foi, transparents et non discriminatoires, ces environnements ont en revanche toute leur place dans la panoplie d’un État de droit » (Flückiger 2018:199).
Alors que les nudges sont déjà soumis aux protections démocratiques et juridiques existantes – par exemple, si un nudge est discriminatoire, les règles du droit positif peuvent s’appliquer -, le droit de la gouvernance permet d’élargir les garanties auxquelles ils doivent se conformer. Insistant fortement sur l’acceptation pratique des normes (Lenoble et Maesschalck 2009), le droit de la gouvernance encadre particulièrement les processus par lesquels les nudges sont élaborés et mis en œuvre, en ajoutant aux principes démocratiques de l’État de droit et en insistant sur des principes de gouvernance supplémentaires (Mockle 2022). En mobilisant les exigences du droit de la gouvernance, cela permet de mettre davantage la lumière sur la transparence et la légitimité nécessaires à leur implantation.
Sunstein a soutenu qu’un nudge doit être transparent, c’est-à-dire qu’il doit être à la fois visible et faire l’objet d’un examen public et d’une surveillance, ce qui nécessite qu’il soit public et entièrement observable (Sunstein 2014:148). Cela soulève notamment la question de savoir s’il faut révéler ou non l’existence du nudge au moment et à l’endroit où les citoyens sont « nudgés ». Par exemple, conviendrait-il d’apposer une affiche indiquant « ceci est un nudge qui vise à vous inciter à prendre la bonne décision »? La réponse doit être nuancée, puisque certains nudges peuvent perdre en effectivité lorsqu’ils sont portés à la connaissance des personnes « nudgées » (Hansen et Maaløe Jespersen 2013), alors que pour certains autres nudges, la connaissance de leur existence n’a pas d’impact négatif sur leur effectivité et que, dans certains cas, elle pouvait même l’améliorer (Kroese 2015, Sunstein 2023). En tout état de cause, il y a lieu de se demander si c’est bien ce qu’exige la transparence.
Le caractère transparent des nudges est si important qu’il est d’ailleurs possible de les catégoriser en fonction de leur transparence (Hansen et Maaløe Jespersen 2013), ce qui permet de déterminer leur éventuelle portée manipulatrice (Flückiger 2018:216). Par exemple, un nudge qui prend la forme d’une option par défaut (offrir de l’eau par défaut plutôt qu’une boisson sucrée) est susceptible de passer davantage inaperçu. Bon nombre de critiques adressées à l’égard des aspects manipulatoire et opaque des nudges relèvent en fait d’un problème de définition des nudges, car, bien conçus, les nudges supposent que les individus peuvent s’y soustraire, ce qui « implique que les gens sont capables de voir le nudge et de résister à ses effets » (Engelen 2018:151). À défaut de rendre transparents les nudges, ces normativités sans injonctions (Thibierge 2013:1135) peuvent avoir pour effet d’établir des « rails normatifs » (Nicolas 2017:21) qui obligent les individus à suivre la voie tracée pour eux.
Par ailleurs, l’enjeu de la transparence est aussi en lien avec le processus de gouvernance entourant l’adoption d’un nudge. La transparence peut être rattachée au type d’instrument normatif (la loi, règlement, politique, programme, affiche, etc.) ayant servi à adopter ou à mettre en œuvre le nudge et s’évalue alors en fonction que cet instrument soit plus ou moins visible, qu’il puisse ou non faire l’objet d’un examen public ou d’une surveillance, et qu’il fasse l’objet d’une « obligation d’information active de la part des autorités » (Flückiger 2018:217). Pensons à l’initiative Hop la Ville mise en place par Victoriaville pour inciter les citoyens à choisir des aliments sains dans les machines distributrices. Ce nudge a été adopté dans le cadre d’une politique municipale, laquelle a été mentionnée sur le site web de la ville, publicisée ainsi que médiatisée, en plus d’avoir été accompagnée d’un Guide d’implantation.
Concept fondamental de la gouvernance (de Fine Licht et Naurin 2017; Mockle 2022), la transparence apparaît comme une condition d’un usage des nudges respectant les exigences d’imputabilité et de légitimité. Encore faut-il que les citoyens puissent savoir par qui ils sont « nudgés », et ce, afin de savoir à qui imputer le nudging. Comme l’indique Sunstein, le nudge doit faire l’objet d’un examen public et d’une surveillance, ce qui implique d’être en mesure de savoir si le nudge a été créé par un gouvernement, une entreprise ou un organisme non gouvernemental.
Par ailleurs, dans sa défense des nudges, et plus particulièrement du paternalisme qui les sous-tend, Sunstein insiste sur le fait que certains types de nudges ont l’avantage de provoquer une délibération consciente (Sunstein 2014 :149). Plus encore, certains nudges ont pour objectif de susciter cette réflexion quant aux conséquences, ce qui promeut l’autonomie et éloigne de toute velléité de manipulation. Cela les rend du même coup plus acceptables, puisqu’ils rendent la décision personnelle encore plus évidente. Cette capacité délibérative renvoie à la notion de réflexivité si chère à la théorie de la gouvernance (Lenoble et Maesschalck 2009 et 2011), et qui compte parmi les exigences du droit de la gouvernance. La réflexivité existe également en tant que capacité de l’individu, ou de la société, à remettre en question ses choix, à interroger le contexte, en vue de l’adoption d’un nouveau comportement ou de la construction en commun d’une nouvelle norme (Lenoble et Maesschalck, 2009 et 2011).
En matière d’alimentation, les nudges peuvent très certainement avoir cet effet réflexif, par exemple en amenant l’individu à réviser son choix d’acheter et de consommer un produit en particulier, et même à revoir ses habitudes alimentaires et changer son régime alimentaire. L’exemple des machines distributrices constitue une illustration de la réflexivité que peut susciter un nudge. La personne peut être influencée et réviser son choix en voyant les pastilles colorées du programme Hop la Ville mis en place par Victoriaville (2023), qui permettent d’identifier en un coup d’oeil les aliments et boissons constituant le meilleur choix pour la santé. Qui plus est, le bref exposé des critères de ce que constitue les coups de cœur du programme, tel qu’une bonne source de fibres, peut certainement avoir une portée réflexive plus grande. L’on peut soutenir que ce nudge vise à influencer non seulement la consommation de nourriture saine au moment où il est employé, mais également à guider des choix alimentaires futurs par la transmission d’un savoir sur l’alimentation saine. En provoquant cette réflexivité, le nudge est lui-même réflexif et met en œuvre une exigence du droit de la gouvernance.
La réflexivité pourrait également intervenir au niveau des processus d’élaboration et de révision des nudges, par exemple en faisant appel aux destinataires de la norme afin qu’ils participent à la coconstruction du nudge, et en prévoyant un mécanisme par lequel l’effectivité du nudge serait évaluée après coup, ce qui pourrait conduire à sa remise en question.
Conclusion
Avec en arrière-plan le paternalisme libertarien, les nudges ont été perçus selon le double cadrage de la gouvernementalité et du néolibéralisme. L’approche pragmatiste des nudges se présente comme une alternative à cette conception, ce qui permet de les concevoir plutôt dans la perspective du droit de la gouvernance. En insistant sur la dimension expérimentale de la gouvernance, les nudges font appel à l’apprentissage et à la participation nécessaires à la mise en œuvre des instruments normatifs.
Dans la mesure où il constitue un usage innovant des normes, le droit de la gouvernance offre une reconnaissance juridique aux nudges, qui deviennent ainsi construits comme des normes incitatives. Les incitations prennent dès lors différentes formes normatives, les nudges apparaissant comme des normes informatives, comportementales et/ou sensorielles. Le recours aux nudges par les municipalités, afin d’orienter l’architecture de choix vers les meilleurs choix alimentaires, constitue un tel usage innovant des normes.
Le droit de la gouvernance offre au surplus des exigences permettant d’encadrer les nudges, telles que la transparence, la légitimité, l’imputabilité et la réflexivité. Alors que le manque de transparence est parfois considéré comme l’un des principaux problèmes causés par le nudging, il importe que le cadre normatif puisse offrir des garanties à la gouvernance par les nudges.
Pour approfondir nos conclusions conceptuelles et, au mieux, hypothétiques, il conviendrait de poursuivre la réflexion sur les possibilités que permet le droit de la gouvernance pour réguler les nudges, en menant des expérimentations normatives dans le but de mesurer non seulement l’efficacité et l’effectivité des nudges, mais également leur acceptation par les personnes nudgées.
Tout bien considéré, souvent le problème n’est pas tant que les nudges ne sont pas visibles; ce qui est inconnu, c’est plutôt la technique du nudging elle-même. Si les individus connaissaient davantage l’existence des nudges, il s’agirait pour eux de les reconnaître et de décider de les suivre ou non. Cela nous ramène aux enjeux d’éducation et d’apprentissage, si importants en matière de gouvernance.
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[1] Sous-titre de la première édition en français, Vuibert, 2010.
Remerciements à William Fauteux pour son travail d’assistanat de recherche.
Authors
BERNATCHEZ Stéphane, COUTURE-MÉNARD, Marie-Eve et DESJARDINS Marie-Claude sont Professeur et professeures à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke et Chercheur et chercheuses au Centre de recherche sur la régulation et le droit de la gouvernance (CrRDG)