Kelsen versu Kant : La réélection perpétuelle
et l'émergence du caudillo constitutionnel

Tamara Espiñeira-Guirao


Résumé

Cet article examine la réélection présidentielle en Amérique latine à travers une analyse des cas de la Bolivie, du Honduras et du Salvador. Il explore comment les dirigeants de ces pays utilisent des arguments moraux et des interprétations juridiques pour justifier leur maintien au pouvoir, souvent en contradiction avec les principes démocratiques et les interdictions constitutionnelles de réélection. L’article s’appuie sur les théories de Kant, Kelsen, et Locke pour analyser les justifications des Cours constitutionnelles qui ont favorisé la réélection de ces dirigeants. La méthodologie utilisée inclut l’examen de la faiblesse des Cours constitutionnelles, l’analyse des modifications constitutionnelles et l’étude des accusations de fraude électorale. L’article propose le concept de « caudillo constitutionnel » pour décrire ces dirigeants charismatiques qui, en s’appuyant sur des interprétations extensives des droits de l’homme, parviennent à légitimer leur réélection. Cette dynamique soulève des questions sur la fragilité des institutions démocratiques face à des leaders populistes et autoritaires.

Abstract

This article examines presidential re-election in Latin America through an analysis of cases in Bolivia, Honduras, and El Salvador. It explores how the leaders of these countries use moral arguments and legal interpretations to justify their continued hold on power, often in contradiction to democratic principles and constitutional bans on re-election. The article draws on the theories of Kant, Kelsen, and Locke to analyze the rationales of constitutional courts that have supported the re-election of these leaders. The methodology includes examining the weakness of constitutional courts, analyzing constitutional modifications, and studying allegations of electoral fraud. The article introduces the concept of the « constitutional caudillo » to describe these charismatic leaders who, through extensive interpretations of human rights, manage to legitimize their re-election. This dynamic raises questions about the fragility of democratic institutions in the face of populist and authoritarian leaders.

How to cite

Espiñeira-Guirao, Tamara. 2024. Kelsen versus Kant : La réélection perpétuelle et l’émergence du caudillo constitutionnel. Nomopolis 2.

INTRODUCTION

« La réélection présidentielle en Amérique centrale est devenue une fraude électorale de plus[1] » (Ríos Vega 2018). Cette phrase, qui peut s’appliquer à d’autres cas en Amérique, voire dans le monde, nous présente la figure d’un « mauvais perdant » qui ne se contente pas de contester les résultats électoraux, mais qui s’attaque également aux principes fondamentaux pour consolider son pouvoir. Dans les cas d’Evo Morales (Bolivie), Juan Orlando Hernandez ou JOH (Honduras) et Nayib Bukele (El Salvador), la réélection devient une question morale : ils peuvent se représenter en dépit d’une interdiction constitutionnelle car ils revendiquent ce droit en vertu de leur condition humaine. Nous sommes donc confrontés à un litige fondamental entre le droit individuel et le régime démocratique.

La mécanique de détournement de la constitution a déjà été étudiée sous les formes de l’hyper-présidentialisme (Penfold 2010) ou encore les théories sur les régimes hybrides ou illibéraux, mais il apparaît nécessaire d’examiner de plus près cet argument paradoxal, selon lequel les Constitutions pourraient contredire les droits de l’homme. Cette contradiction a été portée devant les Cours constitutionnelles (Sanz & Blasco 2021), qui tendent à se prononcer en faveur d’un « bloc constitutionnel* » étendu (Tribunal Constitucional Plurinacional 2017). Ce bloc interprète les conventions internationales de manière très large, annulant ainsi l’interdiction constitutionnelle de la réélection.

Par conséquent, notre analyse se fonde sur les concepts de l’impératif moral kantien, la hiérarchie des normes de Kelsen, et les interprétations « internationales » des Cours constitutionnelles des pays étudiés. La méthodologie compare les cas de la Bolivie, du Honduras et du Salvador en examinant la faiblesse des Cours constitutionnelles, les modifications constitutionnelles, et les accusations de fraude électorale. Ces exemples nous permettront d’introduire un profil nouveau de « mauvais perdant » : le caudillo constitutionnel.

I. DE LA DICHTOMIE ALTERNANCE-EFFICIENCE AUX DROITS D’UN HOMME

La question de la réélection présidentielle se situe à la croisée de deux objectifs antagonistes. D’une part, la continuité politique, qui garantit l’efficience des politiques publiques et la responsabilité électorale afin d’obtenir un nouveau mandat par le biais de résultats probants ; d’autre part, la crainte d’une absorption dangereuse du pouvoir qui fragiliserait tant l’alternance que la démocratie elle-même (Grijalva Jiménez et Castro-Montero, 2020). Pour aborder cette problématique, il est nécessaire de la relier à plusieurs cadres théoriques.

Selon Emmanuel Kant, les actions doivent être guidées par des principes universels et moraux, indépendamment des conséquences. Dans le cadre de la réélection présidentielle, cette approche impliquerait que les tentatives de renouvellement du mandat devraient être évaluées non seulement en fonction de leur efficacité politique, mais aussi à travers leur conformité aux principes éthiques fondamentaux, tels que la justice et le respect des droits individuels (Kant 1785) ; ce que certaines Cours constitutionnelles américaines semblent avoir fait.

D’un autre côté, Kelsen, avec sa théorie pure du droit, postule une hiérarchie des normes (la « pyramide ») où la constitution occupe une position suprême, intouchable sauf par des procédures formelles dûment établies (Kelsen 1920). Donc, les traités internationaux, intégrés dans l’ordre juridique interne par le biais d’actes de réception, y occupent une position subordonnée par rapport à la constitution nationale. Mais celle-ci peut conférer une primauté aux normes internationales, Une primauté à faire valoir dans l’interprétation du contenu de la Constitution elle-même, tel que nous verrons par la suite.

Par ailleurs, la Commission de Venise[2] affirme que la réélection n’est pas un droit humain fondamental, mais un aspect du fonctionnement institutionnel de l’État. Les limitations à la réélection sont ainsi inscrites dans les chapitres relatifs à la présidence et non dans les déclarations de droits. Cette approche met en évidence que les constitutions englobent non seulement des droits individuels, mais aussi des mécanismes de fonctionnement de la démocratie, nécessaires à la préservation de l’équilibre des pouvoirs (Comisión de Venecia 2018).

Enfin, Locke soutient que les citoyens possèdent un droit naturel à résister à un gouvernement qui viole leurs droits fondamentaux. Cette résistance devient légitime lorsque les dirigeants cherchent à perpétuer leur pouvoir de manière illégitime ou contre la volonté populaire (Locke, 1690).

Nous avons donc opté pour l’utilisation d’une méthodologie fondée sur trois critères principaux, articulés en cohérence avec les éléments théoriques cités antérieurement et qui sont présents dans les cas du Honduras, de la Bolivie et du Salvador :

  1. Faiblesse de la Cour Constitutionnelle : Nous examinerons la vulnérabilité des Cours constitutionnelles face à l’exécutif, qui a permis des interprétations favorables à la réélection. Cette analyse se fera à la lumière de la théorie de Kelsen sur la hiérarchie des normes et l’indépendance judiciaire.
  2. Interprétation et modification de la Constitution : Nous analyserons les décisions judiciaires qui ont abouti à des modifications de facto de la constitution. Nous évaluerons les justifications morales et théoriques de ces décisions.
  3. Accusations et preuves de fraude électorale : Nous comparerons les preuves et accusations de fraude électorale dans les cas de la Bolivie et du Honduras en nous appuyant sur les théories de Locke sur le droit à la résistance face à l’injustice.

Ces critères nous permettront de développer une analyse comparative des trois cas de réélection présidentielle en Bolivie, au Honduras, et au Salvador, en mettant en lumière un nouveau type de leader charismatique d’inspiration illibérale : le caudillo constitutionnel.

II. L’HERITIER DU CACIQUE LEMPIRA

La constitution hondurienne de 1982[3] interdit formellement la réélection présidentielle, menaçant de prison et de déchéance de citoyenneté quiconque tenterait de s’y engager (BBC News Mundo 2017). Qui plus est, cette interdiction de la réélection présidentielle est préservée de toute modification constitutionnelle (Salomón 2018 ; López Herrera 2024). Ainsi, le pouvoir constituant demeure entre les mains du peuple.

En 2009, le président Manuel Zelaya, du Partido Liberal, tenta d’organiser un référendum sur la convocation d’une Assemblée constituante. Accusé de vouloir se faire réélire, il fut confronté à un coup d’État, à l’ostracisme de son propre parti, à l’emprisonnement et à l’exil. De l’autre côté de l’échiquier, JOH fut élu président du Congrès en 2010, sous la bannière du Partido Nacional, une force conservatrice qui reprit les rênes du Honduras après le coup contre Zelaya. Il initia en 2011 la modification de la Constitution (Ortez 2024) afin de créer des Zones Spéciales de Développement Économique (ZEDE), des territoires sous un régime économique différent du national, plus avantageux pour les entreprises. À cette époque, JOH parvint également à destituer quatre juges de la Cour Suprême de Justice (CSJ) qui s’opposaient à cette mesure (Consejo Nacional Anticorrupción 2022). Enfin, il demanda une « licence » au Congrès pour mener sa campagne présidentielle en 2013 (Ultima Hora 2013).

Lors de son investiture, JOH se présenta ainsi : « Je suis Juan Orlando Hernández des terres de l’indomptable Cacique Lempira ; avec le soutien de la majorité du peuple, je suis le président du Honduras* » (Avila et Aburto 2024). En 2015, un groupe de députés, dirigé par l’ex-président Rafael Callejas, saisit la CSJ pour examiner la compatibilité des articles interdisant la réélection avec la Constitution elle-même ainsi qu’avec la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention américaine relative aux droits de l’homme (Salomón 2018 ; Rodríguez 2019). Tout en reconnaissant qu’elle ne peut pas réformer la constitution, la CSJ se proclama pourtant compétente au titre du pouvoir judiciaire (Sandoval, 2016).  JOH (cité par Sandoval, 2016) insista en personne sur la « simplicité » de l’interprétation à trouver, affirmant que les droits de l’homme doivent être respectés. Cela va dans le sens des plaignants qui considéraient que ces articles limitaient :

« illégitimement leur droit de proposer le débat sur leur propre réforme, portant ainsi atteinte à la liberté d’expression (…) Ils ont également invoqué la violation de la liberté de conscience, du droit à une procédure régulière, du droit d’élire et d’être élu, de l’égalité, de la participation politique de la communauté à l’élaboration de sa propre destinée et à l’élection universelle du Président de la République. *» (Zúñiga 2015)

Malgré une opposition populaire à cette réforme estimée à 70 % par les sondages (Mejía 2017), la CSJ déclara inapplicables les articles en question, ainsi que leur traduction dans le Code pénal (Mejía Rivera et Jerez Moreno 2018). La CSJ, favorable au pouvoir en place[4], disait agir en vertu du principe pro homine et du principe pacta sunt, considérant qu’il était impossible de (CSJ citée par Zúñiga 2015) :

« restreindre, diminuer et dénaturer les droits et garanties fondamentaux établis dans la Constitution elle-même et dans les traités relatifs aux droits de l’homme signés par le Honduras avant l’entrée en vigueur de la Constitution de 1982 *».

La présidente du Partido Nacional, Gladys López, affirma que ces articles étaient inapplicables mais « pas réformés* » (Sandoval 2016). Manuel Zelaya ironisa en disant : « C’est une blague* » (BBC News Mundo 2017b). Cette fois, les forces vives de l’Etat ne tentèrent rien contre le président au pouvoir. Cependant, l’OEA dira que cette méthode « par décision judiciaire, constitue une mauvaise pratique.* » (OEA, 2017 : 8).

En novembre 2016, le député Rasel Tomé accusa le président hondurien JOH de trahison pour avoir modifié la Constitution afin de permettre sa réélection et demanda sa suspension. Plusieurs plaintes similaires furent déposées entre 2016 et 2018, sans aboutir. Au contraire, en 2020, à mi-mandat de JOH, le Congrès modifia le Code pénal pour éliminer le crime de trahison. Cependant, certains juristes estiment que ces actions pourraient encore être poursuivies sous les nouvelles lois approuvées en 2022 (Ortez 2024; López Herrera 2024).

Nous pouvons donc constater que la Cour Suprême de Justice (CSJ) accorde la priorité à l’impératif moral kantien, affirmant la primauté absolue des droits de l’homme sur la volonté du pouvoir constituant. Elle semble également mettre en lumière la hiérarchie kelsénienne, en reconnaissant la supériorité de la norme internationale. Cependant, il convient de s’interroger sur la légitimité de cette Cour à agir contre les souhaits de 70 % des citoyens, étant donné qu’elle ne constitue pas un pouvoir constituant et doit son élection au président en place.

Tout comme en Bolivie deux ans plus tard, l’élection de 2017 au Honduras fut vivement critiquée (Salomón 2018). Le 26 novembre, les Honduriens élisaient l’Exécutif, le Législatif, les municipalités et le Parlement Centro-Américain. Avec 57 % des suffrages dépouillés, le Tribunal supérieur électoral hondurien annonça que Salvador Nasralla, leader de l’alliance contre JOH, était en tête. Cette annonce, qui répondait à la pression internationale pour connaître les résultats, fut suivie d’un blackout et d’une déconnexion informatique du pays. Dans ces circonstances, le Tribunal supérieur électoral mit trois semaines et deux comptages à proclamer JOH gagnant avec 17 % des voix d’avance sur Nasralla. L’OEA et l’UE, dont les missions d’observation avaient été invitées par le gouvernement de JOH, mirent en doute ce résultat et appelèrent à annuler le scrutin et le tenir à nouveau (BBC News Mundo 2017; Salomón 2018 ; Rodríguez 2019). L’OEA mentionna expressément des : « intrusions humaines délibérées dans le système informatique (…) et des valises de votes ouvertes ou sans procès-verbaux* » (BBC News Mundo 2017). Aucun des groupes d’experts consultés[5] n’a pu confirmer le retournement de tendance, ce qui correspondait aussi à la déclaration d’un magistrat suppléant du Tribunal électoral. Luis Almagro, secrétaire général de l’OEA, estima alors qu’il faut : « éviter la lumpénisation de la politique dans le sens où lors d’un processus électoral tout serait permis* » (Salomón 2018 : 18-19).

La victoire de JOH fut contestée dans la rue, ce qui déclencha une violente répression. Les manifestants, avec Zelaya à leur tête, revendiquaient leur « droit constitutionnel à la désobéissance civile* » (Salomón 2018 : 15), s’encadrant ainsi dans un dispositif idéologique inspiré des idées de Locke. Le couvre-feu instauré en réponse n’empêcha pas 34 morts et des centaines de blessés. Les forces armées restèrent alliées du parti au pouvoir, permettant à JOH de débuter son deuxième mandat en 2018, reconnu internationalement. Il devint le premier président hondurien réélu depuis la fin de la dictature en 1981 (BBC News Mundo 2017).

Xiomara Castro, l’épouse de Zelaya, remporta les élections présidentielles honduriennes en 2021. En juillet 2024, l’ancien président hondurien JOH fut condamné à New York pour trafic de drogue et possession d’armes, après avoir été extradé en 2022. Il a été reconnu coupable de collaboration avec des narcotrafiquants pendant plus de dix ans (Ávila & Aburto 2024).

Le juriste López Herrera (2024) se demandait récemment pourquoi la décision de 2015 est toujours en vigueur avec une CSJ qui se déclare aujourd’hui paradoxalement incompétente pour statuer à nouveau. Qui pourrait bénéficier de cet héritage de JOH ? Nous pourrions trouver des réponses dans d’autres pays comme la Bolivie ou plus récemment El Salvador.

III. LA REELECTION EN BOLIVIE : UNE QUESTION MORALE ?

Evo Morales, ancien leader syndical aymara, a rejoint le Congrès bolivien en 1997 avec le Mouvement au Socialisme (MAS). Devenu président en 2005, il a convoqué une Assemblée constituante controversée en 2006, qui dut achever son travail dans la clandestinité (Russo 2019 ; Miranda 2019). Le nouveau texte, créant un État plurinational, fut approuvé par près de deux tiers des votants avec une participation de plus de 90 % (Russo 2019).

À partir de cette réforme, les mandats passèrent de quatre à cinq ans, et la réélection devint immédiate au lieu de différée[6]. Suite à un accord entre le MAS et l’opposition (Audubert 2019), deux limites s’appliquaient : une seule réélection était possible et les mandats antérieurs seraient comptabilisés (Grijalva Jiménez et Castro-Montero 2020).

En 2009, Morales se représenta et remporta l’élection avec plus des deux tiers des voix. Cette popularité se traduisit dans l’élection au suffrage universel des juges des Hautes Cours boliviennes, ces derniers étant choisis après un filtrage de candidatures effectué par la majorité masiste (Grijalva Jiménez et Castro-Montero 2020). Ainsi, la composition de la Cour suprême électorale et de la Cour constitutionnelle plurinationale (CPC) devint favorable à Evo. La légitimité des instances juridiques restera donc en question comme dans le cas antérieur.

Cette nouvelle constitution restreint énormément sa réforme, exigeant la convocation d’une Assemblée constituante pour une réforme totale ou concernant des questions fondamentales, et exigeant un référendum pour une réforme partielle. Cependant, Morales sollicita à plusieurs reprises une interprétation des hauts juges pour contourner les obstacles à sa réélection.

En 2013, le pouvoir législatif, à travers la Loi 082, fit abstraction du compteur de mandats, permettant ainsi à Morales de se présenter une troisième fois consécutive l’année suivante. La Cour Constitutionnelle Plurinationale (CPC) valida cette loi dans sa Déclaration 0003/2013, invoquant des arguments abstraits : selon eux, la personne morale de l’État constituait « un nouvel ordre* », ce qui autorisait donc sa réélection. Evo remporta le scrutin avec 63 % des votes.

Deux ans plus tard, la même CPC autorisa un référendum en vue d’un quatrième mandat, dont le « non » l’emporta à 51 % (Russo 2019). Malgré un engagement de Morales à respecter les résultats, un groupe de députés et sénateurs du MAS saisit en 2017 la CPC (Audubert 2019) d’une action « d’inconstitutionnalité abstraite* » afin de vérifier la compatibilité de l’interdiction de la réélection avec l’article 23 de la Convention interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), qui définit les conditions d’éligibilité.

La Constitution bolivienne accorde la primauté aux traités internationaux sur elle-même ; ces normes, selon le jugement 0084/2017 de la CPC, ont un rang supraconstitutionnel en application des principes pacta sunt servanda et pro homine (Tribunal Constitucional Plurinacional 2017). Nous pouvons observer dans ce texte le même phénomène d’impératif moral kantien et de hiérarchie kelsénienne que dans le cas hondurien, mais cette fois-ci formulé de manière explicite, avec un choix de termes qui évoque directement ces concepts (p.17) :

« La reconnaissance des traités relatifs aux droits de l’homme au sein du bloc de constitutionnalité, en tant que normes de rang constitutionnel, n’implique pas seulement leur reconnaissance en tant que tels. Il existe également un mandat impératif stipulant que ces traités doivent être appliqués en priorité lorsqu’ils garantissent de manière plus efficace la protection des droits de l’homme.* »

En conséquence, le nombre de termes présidentiels n’étant pas explicité par la CIDH, la CPC considéra qu’« il faut donner une primauté interprétative absolue à ces normes constitutionnelles-principielles sur le reste de la Constitution*» (Audubert 2019). La limite des mandats devint ainsi anticonstitutionnelle, autorisant Morales (mais également tous les élus boliviens) à se représenter indéfiniment (Russo 2019 ; Grijalva Jiménez et Castro-Montero 2020 ; Molina 2020).

Avec aussi l’aval de la Cour électorale, Morales se présenta une quatrième fois aux élections d’octobre 2019. Le dépouillement fut arrêté à 83 %, lorsque la différence entre les deux candidats en tête faisait prévoir un second tour[7]. Un jour après, le scrutin reprit à 95 % avec Morales le remportant directement. Le rapport d’une entreprise indépendante et celui de la mission d’observation de l’OEA faisant état d’une fraude massive, l’OEA demanda une répétition du processus (Russo 2019) ; manifestant « sa profonde préoccupation et sa surprise face au changement radical et difficile à justifier*» des résultats (OEA 2019). Plus significativement, le pays vécut un « estallido » social extrêmement violent lors des semaines suivantes. Cette quatrième candidature et la possible fraude électorale provoquèrent la perte de confiance de l’électorat masiste (Molina 2020), malgré des accusations de coup d’état contre Evo, devenu selon les termes de l’opposition « l’ennemi public numéro un* » (Molina 2020 :5). C’est néanmoins le positionnement de l’armée, demandant à Morales de faire « un pas de côté* », qui provoqua sa chute et son exil (Swiss Info 2024). Nous pourrions donc penser à un « acte de résistance » lockéenne qui retrouvait un écho dans les forces armées.

Le chaos politique qui s’ensuivit poussa la CPC à intervenir à nouveau, interprétant la Constitution en l’absence de norme claire. La vice-présidente du Sénat, Jeanine Áñez, assuma la présidence par intérim sans élection, faute de représentants pour la succession constitutionnelle[8]. La CPC justifia cette décision par la nécessité de combler le vide institutionnel et de rétablir l’ordre jusqu’à de nouvelles élections.

Cependant, la décision 0084/2017 de la CPC était « très extensive* » et assumait un rôle constituant qui ne lui appartenait pas (Audubert 2019). En septembre 2023, la CPC a annulé, sans appel, la réélection indéfinie, interdisant à Evo Morales de se présenter aux élections de 2025. Cette décision, émise suite à un avis consultatif de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH), affirme que la réélection indéfinie « n’est pas un droit humain* ». La CIDH avait également déclaré que « l’autorisation de la réélection présidentielle indéfinie est contraire aux principes d’une démocratie représentative* ». Cette sentence 1010/2023 précise qu’un président, un vice-président, des députés ou des sénateurs ne peuvent exercer plus de deux mandats, consécutifs ou non, incluant également gouverneurs et maires depuis la Constitution de 2009.

Cependant, Evo Morales, accusant ses anciens alliés de lui bloquer la route, continue de se battre pour se présenter aux prochaines élections boliviennes de 2025 (Infobae 2023 ; France 24 2023).

IV. L’INVENTION DU CONGE ELECTORAL

Nayib Bukele, président du Salvador élu en 2019, est connu pour son approche populiste et ses réformes controversées, comme l’adoption du bitcoin comme monnaie légale. Son mandat se caractérise par des efforts pour réduire la criminalité (« mano dura ») et un usage prolongé de l’état d’exception. À l’instar des cas précédents, Bukele a modifié le système judiciaire à son avantage, remaniant la Cour Suprême en 2021. Plus radical que JOH ou Evo, il a également forcé tous les juges de plus de 60 ans et ceux ayant plus de 30 ans de carrière à prendre leur retraite la même année (Delcid 2021). Bukele s’appuya ensuite sur cette réforme de la magistrature pour promouvoir une réélection, une idée qui paraissait jusqu’alors extravagante, même pour le père de Bukele.

Depuis 1824, les constitutions successives ont interdit ou strictement limité la réélection, du moins immédiate. Les mandats étaient de surcroît souvent limités à deux ans (Hernández de Espinoza et Urquilla Bonilla 2018). La Constitution actuelle inclut plusieurs dispositions pour empêcher et sanctionner toute tentative de réélection présidentielle, dont la portée est clairement inspirée des idées de Locke. Elle prévoit la déchéance de citoyenneté pour ceux qui soutiennent la réélection, souligne l’importance de l’alternance au pouvoir et appelle à l’insurrection en cas de violation. L’Assemblée est également obligée d’ignorer un président dépassant son mandat et de nommer un leader provisoire (donc les représentants du peuple doivent aussi résister à un pouvoir illégitime.) La durée du mandat est clairement définie pour cinq ans de date à date, et l’interdiction de la réélection est déclarée intangible.  À ce sujet, en 2014, la Chambre des affaires constitutionnelles (la Chambre) de la Cour Suprême précisait (SDC, 2014) que la réélection est interdite si elle est immédiate ; elle ne le sera pas si elle arrive après une ou plusieurs périodes intermédiaires. Dans les mots de Bukele lui-même en 2013 : « La constitution ne permet pas que la même personne soit présidente deux fois de suite ; elle peut être présidente 80 fois si elle le souhaite, mais pas consécutivement*» (cité par Giron 2022).

Reprenant un argument qui avait aussi été utilisé par Morales en 2012 (Miranda 2019), puis des éléments de la Constitution (dérogée) de 1962, la stratégie de réélection de Bukele pour 2024 se centrait sur l’idée d’un mandat incomplet. En effet, l’article 152.1 pave la voie à cette possibilité car (nous soulignons) :

« Ne pourront pas être candidats à la présidence de la République : 1. Celui qui a exercé la présidence de la République pendant plus de six mois, consécutifs ou non, au cours de la période immédiatement précédente, ou dans les six mois précédant le début de la période présidentielle. *»

Néanmoins, la rédaction de cet article semble ouverte à commentaire – quelle est cette période « précédente »? La Chambre faisait alors une interprétation autour de l’adjectif « présidentielle » qui conduit à déduire une pause de dix ans (ou de deux mandats) avant une possible réélection (Hernández de Espinoza § Urquilla Bonilla 2018) ; ce qui garantirait l’alternance démocratique. Cette interprétation avait servi à déclarer inconstitutionnelle la candidature d’ Elías Antonio Saca, président entre 2004 et 2009 et candidat en 2014 (Delcid, 2021). Pourtant, il est nécessaire de s’arrêter aussi sur la phrase suivante, celle qui se centre sur « les six mois précédant » le nouveau mandat. Dans une interprétation littérale, le mandat au Salvador commençant début juin, il faudrait « abandonner » la présidence en décembre de l’année n-1. Cela fut la nouvelle doctrine de la Chambre en 2021, exprimée en réponse au recours d’une députée qui avait été déchue de sa citoyenneté pour avoir promu la réélection (Ventas 2023). Suite à un remaniement profond de sa composition, la nouvelle Chambre confirma cette lecture littérale en septembre et accepta la possibilité d’une éventuelle réélection d’un président qui aurait passé 6 mois en dehors du pouvoir. L’OEA n’émit aucun avis à ce sujet. De même, les bukélistes considèrent que la période « antérieure » est celle juste avant le mandat en cours[9] et que donc elle ne s’appliquerait pas à Bukele. Nayib reprit un argument déjà avancé par Daniel Ortega au Nicaragua (Ríos Vega 2018) : la réélection est décidée par le peuple au moment du vote et n’existe pas avant le scrutin. Ainsi, une lecture littérale du texte (Hernández de Espinoza et Urquilla Bonilla 2018) suggère qu’il est impossible d’interdire une situation qui n’a pas encore eu lieu. Enfin, la Constitution ayant été écrite suite à la fin de la guerre civile par les belligérants devenus partis politiques, Bukele appelle « à la résistance *» contre un ordre « corrompu et illégitime *» ; se faire réélire devient donc un acte lockéen.

Malgré les manifestations populaires, bien que minoritaires, contre un second mandat, Nayib Bukele déposa sa candidature en octobre 2023, comme annoncé un an plus tôt, et celle-ci fut acceptée par le Tribunal supérieur électoral. Le Tribunal n’avait de toute façon pas d’autre option, car le nouveau Code pénal prévoit jusqu’à 20 ans de prison pour ceux qui «  tentent d’entraver l’inscription des candidats.* » (Asamblea Legislativa de El Salvador 2023).

En décembre 2023, Bukele et son vice-président Félix Ulloa obtinrent de l’Assemblée une « licence » de six mois pour préparer les élections et s’y présenter. Bukele resta à la Maison présidentielle et continua d’utiliser les voitures officielles, car il s’agissait d’une simple délégation de pouvoir sans rupture du lien (Vera 2023). Sa secrétaire personnelle, Claudia Juana Rodriguez, devint alors la première femme à diriger le Salvador (RFI 2023). À titre de comparaison, en Équateur, ce congé est obligatoire pour un président candidat à la réélection, exigeant une séparation claire entre l’institution et le parti politique (Escobar 2024) ; le président Noboa devra bientôt s’y plier. La Chambre salvadorienne en 2021 interpréta également cette règle strictement, imposant ce congé au candidat pour éviter d’exercer simultanément la présidence. Ce n’est pas la première fois que le Salvador fait face à cette faille constitutionnelle. En 1934, le président Hernández Martínez s’était retiré du pouvoir pour revenir six mois plus tard et avait promulgué une nouvelle Constitution en 1939 prolongeant son mandat de six ans (Hernández de Espinoza et Urquilla Bonilla 2018). Bukele semble suivre les pas d’Hernández Martínez (Vera 2023), en prenant un congé de six mois et en envisageant une réforme constitutionnelle en 2024, rappelant celle d’Evo Morales en 2009.

Contrairement à JOH et Morales, Bukele renverse les termes du débat constitutionnel en privilégiant une interprétation stricte de l’article 151.2, reléguant ainsi les autres interdictions de réélection au second plan. Il semble s’appuyer sur la hiérarchie des normes de Kelsen pour légitimer son approche, affirmant la primauté de cette interprétation sur les autres dispositions constitutionnelles. En invoquant des principes moraux de façon catégorique et la notion de résistance de Locke, Nayib se présente comme le garant du bien-être suprême de la nation, justifiant son maintien au pouvoir par la lutte contre la corruption et l’injustice.

Bukele fut largement réélu président en février 2024 pour un deuxième mandat, débutant après son congé, le 1er juin 2024. Dans son discours d’investiture, tenu en grande pompe et avec une large représentation internationale, Bukele annonça la suite : « Nous ne changeons pas seulement un pays, nous changeons un paradigme* » (cité par Ventas 2024). En toute cohérence, le tailleur que Bukele portait ce jour-là rappelait la tenue mythique de Simon Bolivar (Univision Noticias 2024).

V. LE PARADIGME DU CAUDILLO CONSTITUTIONNEL

Simon Bolivar prônait la présidence à vie comme un factor de stabilité tandis que Linz se demandait si une réélection trop restreinte ne serait pas la cause de certaines dérives autoritaires (Grijalva Jiménez et Castro-Montero, 2020.) Or, déjà en 1907, les cinq états qui composent l’Amérique Centrale s’engageaient à empêcher tant les coups d’état que la réélection dans leurs ordres constitutionnels respectifs, afin de préserver la paix dans la région (Ríos Vega 2018). En Amérique du Sud, le sociologue bolivien Réné Zavaleta (1987 cité par Molina, 2020 : 7) décrit la relation entre la figure autoritaire au pouvoir et le populisme avec un syllogisme : « le caudillo est le mode d’organisation des masses.* » Mais le populisme n’est pas la seule explication de la pérennité de ces régimes. En effet, tel qu’indique Audubert (2019 : e17) :

« Ce qui distingue le constitutionnalisme latino-américain, et en particulier le constitutionnalisme bolivien, c’est la fragilité et la vulnérabilité des pouvoirs législatifs et judiciaires face au pouvoir exécutif et surtout face à la fonction présidentielle* »

Cela semble évident, car les régimes présidentiels sont dotés d’un Exécutif renforcé dont la légitimité repose sur les urnes et donc plus indépendant du Législatif que dans les parlementarismes. Cela fait de la réélection un enjeu et explique pourquoi elle est fréquemment interdite (Hernández de Espinoza et Urquilla Bonilla 2018). Dans le cas des Cours constitutionnelles, il est indispensable d’évaluer l’influence que l’Exécutif exerce sur celles-ci, que ce soit par des nominations (et destitutions), par leur discrédit ou par le rôle de l’Exécutif dans leur sélection (qui détermine les listes de juges éligibles au suffrage). Cette influence présidentielle confère, de facto, le pouvoir constituant à un pouvoir constitué, en l’occurrence le tribunal chargé de valider la constitutionnalité des lois.

L’hyper-présidentialisme en Amérique latine a été étudié pour comprendre comment les dirigeants manipulent les limites constitutionnelles (Penfold 2010). Par ailleurs, les particularités du constitutionnalisme dans la région révèlent souvent des constitutions utilisées pour légitimer le pouvoir personnel (Gargarella 2013). Ces phénomènes rappellent les théories du populisme, où le leader charismatique exploite les lois pour concentrer le pouvoir (Mudde et Kaltwasser 2017), et de l’illibéralisme, avec une érosion des normes démocratiques (Zakaria 1997 ; Levitsky et Ziblatt 2018).

Cependant, notre démarche ne cherche pas tant à comprendre comment ces dynamiques se déploient qu’à explorer pourquoi, en dépit de leur nature autoritaire, elles réussissent à obtenir une validation juridique et une acceptation institutionnelle. Dans les cas évoqués, la Cour constitutionnelle s’est arrogé le droit d’évaluer la constitutionnalité de la Constitution elle-même, suite à une demande (indirecte) du président basé sur des normes perçues comme universelles. Javier Argueta, conseiller juridique du gouvernement Bukele, exprime clairement ce dilemme Kelsen versus Kant :

« L’interprétation de la Constitution n’est pas seulement réservée à la chambre constitutionnelle pour protéger les droits fondamentaux, mais [cette compétence] va au-delà du texte même de la Constitution. La Chambre justifie parfois que le texte ne s’adapte pas aux réalités actuelles, en signalant des passages ambigus ou vagues. [La Chambre] soutient également que certains textes ne peuvent être interprétés seuls, mais doivent être compris à la lumière de l’ensemble des principes constitutionnels.* » (Secretaría de Prensa El Salvador 2022)

Mais, quid de l’homme ? La Cour constitutionnelle devient un instrument de légitimation, non seulement de la réélection, mais également (et surtout) du président en exercice qui en tire avantage. La logique est la suivante : si un acte aussi exceptionnel qu’un changement de système constitutionnel a été possible (ou mérité), c’est parce que l’entité abstraite incarnant la Justice (la Cour) considère cet homme comme hors du commun. Cette décision confère au président une certaine « aura », faisant passer des droits universels à ceux d’un seul individu. Cette « aura » semble confirmée par les études régionales d’opinion[10] de 2023, qui révèlent une préférence croissante pour l’autoritarisme en Amérique latine, ainsi qu’un taux de popularité des présidents supérieur à celui de la démocratie. Pour Bukele, cet écart est de 24 points.

Nous pourrions donc parler d’un « caudillo constitutionnel », un leader dont la révolution, dont le coup d’État, se produit au sein de la Constitution nationale elle-même, celle-ci le perpétuant par conséquent au pouvoir. Nous avons un bon exemple de ce caudillisme normatif dans la personne de Rafael Leonardo Callejas, ancien président hondurien, dont la plainte déposée, car directement affecté, facilite la réélection de JOH mais pourrait aussi faciliter la sienne. Ou en JOH lui-même, qui était à une époque professeur de droit constitutionnel à l’Université Nationale de Honduras. De l’autre côté, Manuel Zelaya, accusé de vouloir se faire réélire à travers une procédure constitutionnelle, ne s’est plus représenté.

Dans les cas que nous venons d’examiner, l’interprétation des Cours constitutionnelles du bloc constitutionnel et de la portée supraconstitutionnelle des traités internationaux tend vers une conclusion questionnable et questionnée : « La réélection présidentielle est un droit humain reconnu par les normes internationales* » (Mejía Rivera et Jerez Moreno 2018 : 84), et toute entrave, comme dans le cas du Salvador, pourrait entraîner une longue peine de prison. Conclusion questionnable d’autant plus que le droit de se présenter la première fois n’a aucunement été contesté ; que les limites à la réélection sont fréquentes dans les constitutions et qu’il n’y a pas eu besoin d’une reconnaissance explicite de la réélection en tant que droit humain per se. Il n’existe pas un droit de l’homme absolu à la réélection ; bien au contraire, la limite est inscrite dans le texte pour protéger la démocratie (Comisión de Venecia 2018) et elle est donc incluse dans les restrictions légitimes définies par la Convention américaine des droits de l’homme. En conséquence, la faiblesse des Cours constitutionnelle observées et leur subtil détournement des Conventions sur les droits de l’homme en bénéfice pro homine d’un seul (le président) favorisent « l’arrivée du dictateur par le biais de réélections arbitraires (auparavant des coups d’État). *» (Ríos Vega 2018 : 17).

CONCLUSIONS

Les Cours constitutionnelles, contrôlées par un président fort, sont « l’un des plus graves problèmes institutionnels (…) déclarant inconstitutionnelles et inapplicables des normes explicites des constitutions elles-mêmes. » (Grijalva Jiménez et Castro-Montero, 2020 : 42) Il est par ailleurs « insolite » (Zúñiga 2015) qu’elles puissent s’attribuer le pouvoir constitutionnel, à la place du peuple et en lieu du référendum.

L’analyse de ces trois cas de réélection présidentielle en Amérique latine révèle une tendance où les dirigeants utilisent des interprétations étendues des droits de l’homme pour prolonger indéfiniment leur pouvoir. Cette pratique, que nous avons qualifiée de « caudillisme constitutionnel », met en lumière la vulnérabilité des institutions démocratiques face à des leaders charismatiques et populistes qui s’approprient des impératifs moraux (Kant) pour redéployer l’ordre juridique (Kelsen) en leur faveur. Le phénomène repose sur plusieurs dynamiques clés : l’affaiblissement des Cours constitutionnelles, le détournement des conventions internationales sur les droits de l’homme, et la manipulation des procédures électorales.

D’une part, les Cours constitutionnelles, influencées par l’Exécutif, jouent un rôle central dans la légitimation des réélections. En se déclarant compétentes pour interpréter la constitutionnalité de la Constitution elle-même, ces Cours s’attribuent un pouvoir constituant. Cette dynamique fragilise l’équilibre des pouvoirs et favorise une concentration du pouvoir exécutif. D’autre part, les leaders comme JOH, Evo Morales ou Bukele exploitent les ambiguïtés constitutionnelles et les interprétations pro homine pour justifier leur maintien au pouvoir.

Ce processus est également marqué par un paradoxe fondamental : la protection des droits de l’homme devient un outil pour justifier les droits d’un homme, le président, au détriment des principes démocratiques. La notion de réélection comme droit humain est problématique, car elle détourne la mission originelle des conventions internationales, censées protéger les droits et libertés des citoyens (Sanz & Blasco, 2021), et non perpétuer le pouvoir d’un seul individu. Comme le souligne la Comisión de Venecia (2018), les limitations à la réélection sont inscrites dans les constitutions pour protéger la démocratie et doivent être respectées.

Entre temps, des nouvelles stratégies de réélection commencent à être explorées. D’un côté, le curieux coup d’état en Bolivie en juin 2024 pourrait provoquer un changement de cap concernant les prochaines élections en 2025. Aussi ce printemps, le législatif salvadorien a voté la possibilité d’une « réforme exprès » de la Constitution, modifiant son intangibilité et s’octroyant le pouvoir constituant. Puis, en Honduras, la femme de JOH, Ana Garcia, est candidate aux primaires pour les élections de 2025 (Ávila & Aburto 2024), ouvrant la porte à une réélection « par alliance » similaire à celles de Xiomara Castro ou Cristina Fernandez de Kirchner en Argentine (Sosa, Menjívar, and Almeida 2022).

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ANNEXE : Articles des Constitutions*

 HONDURAS

Réélection :

Art. 239 : « La personne qui a occupé la fonction de Président de la République ne peut exercer à nouveau les fonctions de Président ou de Vice-président. Quiconque enfreint cette disposition ou propose sa réforme, ainsi que ceux qui la soutiennent directement ou indirectement, cessent immédiatement d’exercer leurs fonctions et sont inéligibles à toute fonction publique pour une période de dix ans. »

Article 374 : « Ne peuvent en aucun cas être réformés l’article précédent, le présent article, et les dispositions constitutionnelles relatives à la forme de gouvernement, au territoire national, à la durée du mandat présidentiel, à l’interdiction de la réélection du Président de la République ou de toute personne ayant exercé cette fonction. »

BOLIVIE

Réforme constitutionnelle :

Article 411 :

  1. La réforme totale de la Constitution, ou celle qui affecte ses bases fondamentales, les droits, devoirs et garanties, ou la primauté et la réforme de la Constitution, aura lieu par l’intermédiaire d’une Assemblée Constituante originaire plénipotentiaire, activée par volonté populaire au moyen d’un référendum. La convocation du référendum se fera par initiative citoyenne, avec la signature d’au moins vingt pour cent de l’électorat ; par majorité absolue des membres de l’Assemblée Législative Plurinationale ; ou par la Présidente ou le Président de l’État. L’Assemblée Constituante s’autorégulera à tous les égards, et devra approuver le texte constitutionnel par les deux tiers du total de ses membres présents. La validité de la réforme nécessitera un référendum constitutionnel approbateur.
  2. La réforme partielle de la Constitution pourra être initiée par initiative populaire, avec la signature d’au moins vingt pour cent de l’électorat ; ou par l’Assemblée Législative Plurinationale, au moyen d’une loi de réforme constitutionnelle approuvée par les deux tiers du total des membres présents de l’Assemblée Législative Plurinationale. Toute réforme partielle nécessitera un référendum constitutionnel approbateur.

Primauté du droit international :

Article 256 :

  1. Les traités et instruments internationaux en matière de droits de l’homme qui ont été signés, ratifiés ou auxquels l’État a adhéré, et qui reconnaissent des droits plus favorables que ceux contenus dans la Constitution, seront appliqués de manière préférentielle par rapport à celle-ci.
  2. Les droits reconnus dans la Constitution seront interprétés conformément aux traités internationaux de droits de l’homme lorsque ces derniers prévoient des normes plus favorables.

SALVADOR

Réélection :

Article 75.4 :

« Perdent les droits de citoyen : (…) 4º- Ceux qui signent des actes, des proclamations ou des adhésions pour promouvoir ou soutenir la réélection ou la continuation du Président de la République, ou qui utilisent des moyens directs visant à cet objectif.

Article 88 :

« L’alternance dans l’exercice de la Présidence de la République est indispensable pour le maintien de la forme de gouvernement et du système politique établis. La violation de cette norme oblige à l’insurrection. »

Article 131.6 :

« Il incombe à l’Assemblée Législative de ne pas reconnaître un président qui aurait dépassé la durée de son mandat et de proposer la nomination d’un président provisoire pour maintenir l’ordre constitutionnel. »

Article 154 :

« La durée du mandat présidentiel est de cinq ans et commence et se termine le premier juin, sans que la personne ayant exercé la Présidence puisse continuer dans ses fonctions même un jour de plus. »

Article 248.4 :

« Il est interdit de réformer en aucun cas les articles de cette Constitution qui se réfèrent à la forme et au système de gouvernement, au territoire de la République, et à l’alternance dans l’exercice de la Présidence de la République. »

[1] Notre traduction. Les textes en espagnol seront marqués d’un * pour indiquer qu’ils ont été traduits par nos soins.

[2] C’est l’organe consultatif du Conseil de l’Europe en matière constitutionnelle

[3] Nous proposons une annexe en fin de texte avec les articles concernés traduits au français.

[4] Car ses membres avaient été choisis par les partis traditionnels (Rodríguez, 2019) ; elle devait par ailleurs être renouvelée l’année suivante.

[5] L’OEA fit appel à un expert de Georgetown et à une équipe hondurienne de professeurs de Mathématiques.

[6] Il était nécessaire de laisser passer un mandat présidentiel avant de se représenter (réélection non-consécutive).

[7] L’écart de voix entre le premier et le deuxième n’était pas suffisant pour une proclamation au premier tour.

[8] « Evo Morales, puis le vice-président Álvaro García Linera, le président de la chambre des députés, Víctor Borda, et enfin la présidente de la chambre des sénateurs, Adriana Salvatierra, ainsi que son premier vice-président, Rubén Medinacelli, démissionnent. La Constitution ne prévoit pas d’autres personnages de l’État pour remplacer le président *» (Audubert 2021)

[9] Donc, pas celle en cours sinon celle du président antérieur.

[10] Nous citons ici le Latino Barometro 2023 et aussi le Barometro de las Américas 2023. Par exemple, le taux de popularité de Bukele est de 88% en 2023 tandis que celui de la démocratie est de 64%.

L’autrice :

Tamara ESPIÑEIRA-GUIRAO est docteure en Géographie (2021) et chercheuse associée Espaces et Sociétés ESO – UMR 6590- CNRS // Institut Galicien d’Analyse et Documentation Internationale IGADI