« Nous sommes la majorité » : Produire des données
pour contester la victoire de Lula au Brésil

Marie-Hélène Sa Vilas Boas


Résumé

Au lendemain de la victoire de Lula à l’élection présidentielle brésilienne de 2022, les milieux de soutien à Jair Bolsonaro s’engagent dans un mouvement de contestation des résultats durant deux mois. Invoquant une fraude électorale, ces acteurs appellent à un renversement des urnes par une intervention militaire. Cet article analyse les données produites par les soutiens de Jair Bolsonaro pour accréditer la thèse d’une fraude. Il se concentre sur les données mobilisées et échangées par les participants à l’occupation post-électorale de Rio de Janeiro. Ces données, dont la validité a été contestée, renseignent toutefois sur les conceptions que les milieux bolsonaristes entendent véhiculer sur leurs adversaires et le système représentatif.

Abstract

In the aftermath of Lula’s victory in the Brazilian presidential election of 2022, Jair Bolsonaro’s supporters engage in a two-month movement to contest the results. Citing electoral fraud, they called for the ballot boxes to be overturned by military intervention. This article analyzes the data produced by Jair Bolsonaro’s supporters to support the thesis of fraud. It focuses on the data mobilized and exchanged by participants in the post-election occupation of Rio de Janeiro. This data, whose validity has been challenged, nevertheless provides information on the conceptions that Bolsonarist circles intend to convey about their opponents and the representative system.

Citer cet article

Sa Vilas Boas, Marie-Hélène. 2024. « Nous sommes la majorité » : Produire des données pour contester la victoire de Lula au Brésil. Nomopolis 2.

Si les transitions démocratiques en Amérique Latine ont majoritairement conduit à la consolidation d’un système politique fondé sur le principe représentatif, les alternances ne se jouent pas nécessairement dans les urnes. L’interruption des mandats, notamment présidentiels, est régulière. Depuis les années 1980 et dans des contextes de crise politique, plusieurs démissions et procédures de destitution ont écarté du pouvoir des Présidents élus (Goirand et Sa Vilas Boas, 2024), parfois sur la base de motifs juridiques sujets à caution, comme cela a été le cas en 2016 au Brésil pour Dilma Rousseff, (Kerche et Marona, 2022). La contestation des scrutins, est, elle aussi, fréquente, bien que très inégale selon les pays et les contextes politiques. Elle est d’autant plus probable que le dépouillement mène à une publication tardive des résultats (Escobari et Hoover, 2024) ou qu’un renversement de tendance a lieu à mesure que le comptage progresse (Idrobo, Kronick et Rodriguez, 2022). Sur la période récente, les dénonciations de fraude ont accompagné l’élection présidentielle dans plusieurs pays, comme celle de 2006 au Mexique (Combes, 2010), l’élection de 2017 en Equateur, le scrutin de 2016 puis 2021 au Pérou (Escobari et Hoover, 2024), celui de 2019 en Bolivie (Lehoucq, 2020) et de 2022 au Brésil (Sa Vilas Boas, 2023 ; Machuca, 2023) entre autres cas. Ces dénonciations alimentent un « troisième tour » plus ou moins pacifié, durant lequel les perdants ou leurs soutiens poursuivent la confrontation en refusant de reconnaître la victoire de l’adversaire (Louault et Pellen, 2022). Mais quel que soit le contexte de dénonciations de fraude, celles-ci se déroulent souvent sur plusieurs scènes, l’espace politico-administratif, les rues et dans certains cas, l’échelon international.

Les dénonciations donnent en effet lieu à des réactions inégales des observateurs étrangers. Au Venezuela, la contestation du scrutin de 2024, reconduisant Nicolás Maduro à la présidence, a été relayée par plusieurs organisations internationales, dont l’ONU, et de chefs d’Etats tels que le Président chilien, Gabriel Boric. Parallèlement, le résultat a été reconnu par les alliés latino-américains de la gauche bolivarienne, dont le Président de Bolivie, Luis Arce, et les élus de régimes autoritaires, parmi lesquels Vladimir Poutine. Enfin, Lula a adopté une voie médiane : tout en ne relayant pas la thèse d’une fraude, il a invité Maduro à publiciser les procès-verbaux des bureaux de vote puis à réaliser de nouvelles élections.

Mais d’autres contestations n’ont pas obtenu le même soutien international, en particulier la brésilienne de 2022. Ces appréhensions différenciées ne peuvent être autonomisées du regard que les observateurs étrangers portent sur les régimes où se déploient les contestations des élections. Comme le souligne Nathalie Dompnier, la régularité et la transparence des scrutins sont le plus souvent associées au développement démocratique : la « transition électorale », c’est-à-dire la disparition progressive de la fraude, serait fonction de l’approfondissement démocratique (Dompnier, 2007). Dans cette perspective, la recevabilité des dénonciations de fraude, qu’elle soit effective ou non, renseigne sur le regard porté sur un régime, une force politique, ou un élu par les observateurs étrangers et sur les alliances entre élus à travers le monde.  

Pour la France, les travaux de sociologie historique rappellent que la fraude représente un « construit social » inscrit dans un processus d’élaboration de la norme (Dompnier, 2002, p. 5). La fraude et sa dénonciation ne peuvent être uniquement appréhendées comme le non-respect d’une règle légale. Elles constituent d’abord une ressource politique mobilisée pour disqualifier les uns et valoriser les autres (Dompnier, 2007). La dénonciation de fraude participe à la définition des frontières entre les comportements jugés acceptables et ceux qui relèveraient de la déviance. Même sans évolution législative, un comportement peut être vu comme légitime à une période ou dans un lieu donnés puis être progressivement érigé en facteur de manipulation électorale, en particulier lorsque de nouveaux groupes s’engagent dans la compétition politique (Garrigou, 1992). La mobilisation de la dénonciation comme ressource dépend par ailleurs des contextes politiques, comme l’illustre la faiblesse des allégations de fraude en 1852 en France alors que les précédentes et les suivantes sont marquées par un nombre conséquent d’accusations (Dompnier, 2007, Portalez, 2018).

Ces dénonciations exercent en retour des effets sur le système politique. Pour certains auteurs, elles fragilisent le système démocratique (Anderson et Mendes, 2006) en particulier lorsqu’elles sont adossées à une remise en cause de la civilité électorale, telle qu’une tentative de renversement du résultat des urnes par la force, comme cela a été le cas aux Etats-Unis le 6 janvier 2022 (Ihl, 2024) puis au Brésil, le 8 janvier 2023 (Sa Vilas Boas, 2023).

Cet article porte sur la contestation du scrutin présidentiel de 2022 au Brésil et sur la dénonciation de fraude qui l’a accompagnée. La victoire de Lula au second tour a été suivie d’une mobilisation des soutiens de Jair Bolsonaro deux mois durant. Celle-ci a d’abord pris la forme d’un blocage des routes par des camionneurs, durant quelques jours, puis d’une occupation des places jouxtant les quartiers généraux de l’armée dans les capitales des Etats fédérés. Elle s’est conclue par l’invasion et le saccage des institutions fédérales le 8 janvier 2024. Justifiées par une fraude perçue comme « évidente », ces mobilisations ont eu pour mot d’ordre l’appel à une intervention armée pour défaire le résultat des urnes.

Pour comprendre pourquoi une série d’électeurs et de militants se sont mobilisés, il nous faut analyser ces actions collectives à l’aune des savoirs et données ayant circulé au sein des milieux bolsonaristes avant et après l’élection. La dénonciation de la fraude est une construction de moyen terme, antérieure au scrutin de 2022. Elle se fonde sur une critique de la technique électorale, c’est-à-dire des urnes électroniques, et de leur détournement supposé par les concurrents. Bien que centrée sur l’enjeu technique, la dénonciation de fraude renseigne plus généralement sur les représentations des adversaires et de la confrontation politique circulant dans les milieux bolsonaristes. L’allégation de fraude et les données produites pour la démontrer doivent attester de l’immoralité des gauches et insérer une demande de coup d’Etat dans un cadrage démocratique.

Cet article s’inscrit dans une enquête plus large sur le courant bolsonariste à Rio sur la période 2019-2022, au cours de laquelle nous avons réalisé un suivi ethnographique de l’occupation post-électorale de la ville carioca[1] durant les deux mois de mobilisation. Nous nous sommes rendues, tous les deux jours sur la place Duc de Caxias, où se tenait l’occupation, et avons passé entre deux à quatre heures à observer le déroulement de la mobilisation et à discuter avec les participants. Nous avons dialogué plus longuement avec treize enquêtés, parmi lesquels cinq réservistes (des hommes seulement), trois retraitées (des femmes seulement), deux chefs de petites entreprises, une vendeuse, un représentant commercial et un ingénieur informatique. Tous les enquêtés ont plus de 45 ans. C’est sur la base de ces observations, des données que les participants ont partagées sur la place et des contenus que les acteurs rencontrés nous ont transmis par WhatsApp, que nous abordons la construction sociale de la fraude par les bolsonaristes en 2022.

Après avoir inscrit la dénonciation de fraude dans une perspective de long terme, nous nous intéresserons aux données mobilisées pour accréditer la fraude puis à la recherche d’un soutien à l’échelle internationale.

I. LA FRAUDE COMME EXPRESSION DE LA « DICTATURE » BRESILIENNE

Pour saisir la dénonciation bolsonariste du résultat de 2022, il nous faut inscrire les accusations de fraude dans le temps long de la mise en doute des techniques électorales et celui, plus court, de l’émergence d’une droite conservatrice unie derrière Jair Bolsonaro. Si la remise en cause de la sincérité du vote est un enjeu de longue durée, elle prend des contours singuliers avec la consolidation du bolsonarisme. Selon ce courant, le système politique brésilien, dominé par des gauches corrompues, est dictatorial et ne respecte pas les mécanismes légaux et constitutionnels des régimes démocratiques. Compte tenu de ce cadrage, les bolsonaristes entendent régler les différends politiques en dehors des mécanismes institutionnels, c’est-à-dire dans la rue et par l’intervention militaire.

 A. L’accusation de fraude : un répertoire d’action

Davantage qu’un évènement ponctuel, l’accusation de fraude des adversaires peut être envisagée comme un répertoire d’action, inégalement mobilisé selon les périodes de l’histoire brésilienne. Développée par Charles Tilly, la notion de répertoire d’action désigne « le stock limité de moyens d’action à la disposition des groupes contestataires, à chaque époque et dans chaque lieu » (Péchu, 2020, p. 495). La première République (1889-1930) est restée dans l’histoire et la mémoire politiques comme une période de fraude généralisée. Des travaux récents invitent toutefois à sociologiser ce constat en abordant les allégations de fraude comme un révélateur d’enjeux spécifiques à la période, et non une mesure du phénomène. Par rapport à l’Empire (1822-1889), la première République territorialise la confrontation et renforce le pouvoir municipal dans l’organisation des scrutins (Ricci et Zulini, 2014). Ce processus accentue la concurrence entre groupes politiques localisés. Mais à la différence de ce qui est observé pour la France (Le Gall, 2004), la dénonciation de fraude ne se déroule pas dans un contexte d’ouverture des marchés politiques. Le corps électoral brésilien reste extrêmement restreint compte tenu de l’exclusion des analphabètes et ne dépasse pas 5 % de la population totale jusqu’en 1930 (Nicolau, 2004). Pour Paolo Ricci et Jacqueline Zulini, la récurrence de l’allégation de fraude est liée au processus de décentralisation du pouvoir. Les accusations sont d’autant plus fréquentes qu’aucune force ne domine la vie politique locale et que les résultats entre concurrents sont proches. En outre, comme pour le Mexique (Combes, 2002) ou les Etats-Unis pour la période récente (Ihl, 2024), Paolo Ricci et Jacqueline Zulini (2014) rapportent la dénonciation de la fraude à une ambition de mainmise de la conduite bureaucratique des élections par les partis.

La lutte contre la fraude électorale constitue l’une des justifications de la prise du pouvoir de Getúlio Vargas en 1930. En 1932, la conduite des scrutins est confiée à une justice électorale nouvellement créée[2], afin de diminuer le pouvoir des oligarques locaux sur l’organisation du vote (Silva e Silva, 2015). Le Code électoral adopté cette même année prévoit une série de mécanismes pour assurer la sincérité des scrutins, passant notamment par l’utilisation de machines à voter. Selon le récit que le Tribunal Supérieur Electoral (TSE) fait de son intervention dans l’histoire du vote, la technique doit permettre de « diminuer au maximum l’intervention humaine, principale cause des erreurs, intentionnelles ou non »[3]. L’ambition de technicisation des urnes apparaît dès les années 1930 et est vue comme un gage de transparence des scrutins. Ce processus se matérialise, à partir de la transition démocratique des années 1980, par l’informatisation du registre des électeurs et du comptage des voix. D’abord développée au niveau des Etats, l’informatisation génère des contestations quant à la possible manipulation du vote par l’erreur technique, intentionnelle ou non. En 1982, l’élection pour le gouvernorat de Rio donne lieu au comptage informatisé des voix par une entreprise privée, la Proconsult. Le candidat de gauche, favori des sondages mais défait dans les urnes, Leonel Brizola, conteste alors le résultat. L’accusation de fraude est suivie d’une enquête montrant l’erreur de la Proconsult dans l’attribution des votes blancs et nuls, lesquels ont bénéficié au candidat concurrent (Arcoleze, 2020). Cet épisode est à nouveau médiatisé lorsque Brizola se présente à la Présidence de la République en 1989 et perd le scrutin. Il lit son progressif déclin dans les intentions de vote, après une première phase où les sondages lui étaient favorables, comme une manipulation médiatique des électeurs. En rappelant l’erreur de 1982, Leonel Brizola évoque la possible fraude des urnes par un virus informatique et appelle à une vérification manuelle des voix. La technicisation des urnes donne donc lieu, dès ses origines, à une dénonciation de fraude initialement portée par un acteur de gauche.

Ces critiques ne freinent pas l’approfondissement des évolutions techniques avec l’introduction et la généralisation de l’urne électronique à partir des années 1990. Dans les années 2000, elles couvrent 100% de l’électorat. Bien que des cas d’accusation de fraudes ou de failles informatiques marquent, localement, les élections, ce système technique est faiblement contesté jusqu’à la décennie 2010. Mais la crise politique de la période contribue à une remise en cause de sa fiabilité.

B. La mise en doute de la technique

Au début de la décennie 2010, un enchevêtrement de processus alimente un questionnement autour de la fiabilité de l’urne électronique, en particulier au sein des droites. L’opération Lava Jato[4] (lavage express) conduit à la mise en accusation d’une série d’élus, de partis et d’entreprises. Ce scandale de grande ampleur est révélé alors que le Brésil connaît une récession économique. En 2014, l’élection présidentielle se déroule dans un contexte de fortes mobilisations sociales contre la corruption, à l’origine de la formation d’une nouvelle droite (Rocha, Solano et Medeiros, 2021). Dilma Rousseff l’emporte avec 51,64 % des voix, mais le résultat est contesté par son concurrent du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), Aécio Neves. Ce dernier mobilise le répertoire de la fraude et demande un audit des urnes et un nouveau comptage. Si le résultat est finalement accepté par le parti de centre droit, le thème de la fiabilité des urnes est réinscrit à l’agenda politique. Plusieurs élus défendent alors l’impression de bulletins en complément de l’enregistrement électronique à des fins de vérification. L’association entre urne électronique et bulletin avait été débattue par le Congrès quelques années auparavant, avec une adoption du principe en 2009 pour une mise en œuvre en 2014. Mais en 2013, la mesure est jugée inconstitutionnelle par la Cour Suprême qui allègue un risque accru de fraude, une position également défendue par le Tribunal Supérieur Electoral. En 2015, cette proposition est, de nouveau, présentée au Congrès par le député de l’Etat de Rio de Janeiro, Jair Bolsonaro, lequel soumet un amendement à la « mini-réforme » constitutionnelle alors en discussion. En dépit du véto présidentiel de Dilma Rousseff au motif du coût de la mesure, le Congrès adopte la proposition. La Cour Suprême la déclare inconstitutionnelle et réitère l’argument d’un risque de violation du secret du vote. Au milieu de la décennie 2010, le vote papier est un enjeu d’affrontement, mais davantage entre les institutions qu’entre les forces politiques.

Dans le même temps, une série de publications numériques circulent sur les réseaux sociaux, en particulier en période électorale. Les contenus évoquent le recrutement illégal d’une entreprise, un gang engagé dans l’obtention des codes de sécurité des urnes, un « réseau » d’organisateurs de la fraude arrêté par la police etc. (Ruediger et Grassi, 2019). Si leur origine n’est pas toujours identifiable, ces publications font écho au contexte de révélation qui accompagne l’affaire Lava Jato. Les éventuelles failles des urnes sont alors inscrites dans le cadrage devant justifier les condamnations d’élus puis l’impeachment de Dilma Rousseff au sein de la nouvelle droite naissante (Solano, 2020). Centré sur le thème de la lutte anti-corruption, ce cadrage repose sur la dénonciation d’un réseau d’acteurs, associés aux gauches, utilisant des moyens frauduleux pour se maintenir au pouvoir et s’enrichir. Envisagés sous l’angle de l’illégalité et de l’immoralité, les adversaires sont suspectés d’utiliser tous les moyens pour l’emporter.

Avec l’élection de Bolsonaro en 2018, puis la libération de Lula en 2019[5], les dénonciations d’une possible fraude et les critiques à l’égard des limites « dictatoriales » que la Cour Suprême adresse aux initiatives présidentielles s’intensifient. En 2021, une nouvelle proposition d’amendement constitutionnel en faveur du vote imprimé est soumise par des député.e.s de la base de soutien du Président Bolsonaro mais n’est pas adoptée par le Congrès. Le vote imprimé, auparavant soutenu par une partie des élus de gauche, devient progressivement un symbole de la défiance que la droite conservatrice exprime à l’égard des institutions.

Á la veille des élections de 2022, les dénonciations de fraude précèdent l’élection, accompagnent la campagne électorale et se transforment en mobilisations d’ampleur à l’issue du second tour. Ces discours préparent donc une dénonciation dont les « preuves » sont mises à disposition quelques jours après le second tour.

II. LES DONNEES A L’APPUI DE LA DENONCIATION DE FRAUDE

Au soir du second tour de l’élection présidentielle, Jair Bolsonaro reste silencieux et refuse de reconnaître sa défaite. Le lendemain, des camionneurs bloquent les routes et des campements se mettent en place sur les places jouxtant les quartiers généraux de l’armée. La fraude est vue comme une évidence au sein des milieux de soutien au Président déchu. Cette certitude est alimentée par des données de deux types : une analyse statistique des résultats produite par un expert argentin ; un rapport questionnant la fiabilité des urnes, produit par des experts des armées.

A. Conclure à la fraude par l’analyse statistique

Si durant l’ensemble du mandant de Bolsonaro, la fiabilité des urnes a été mise en doute, la contestation du scrutin présidentiel de 2022 impose aux contestataires de donner la preuve de l’impossible victoire de Lula. Ce processus passe par d’abord par l’affirmation de l’existence de rapports mis à disposition du monde entier. Ainsi, le 7 novembre, un réserviste de l’armée, participant au campement de la place Duc de Caxias, nous transmet le message suivant par WhatsApp, avec la mention « transféré de nombreuses fois » :

« Un pdf de 70 pages d’audit réalisé par les forces armées vient de sortir qui relate la fralde [erreur dans le texte original] des urnes électroniques. Faites circuler au maximum pour que le Brésil entier soit au courant. Déjà envoyé aux autorités compétentes dans et à l’extérieur du Brésil.

La fraude a eu lieu par divers biais.

Pourquoi ils ont laissé faire ? Pour réfuter l’argument que les urnes sont inviolables. Ce sera une leçon pour le monde…

Tout a été minutieusement contrôlé. Les rapports ont déjà été envoyés à divers organismes et gouvernements. Ils les ont déjà envoyés aux institutions internationales de communication » (message du 7 novembre 2022).

Dans le même temps, un document est publié par l’Argentin Fernando Cerimedo, spécialiste en communication politique, proche du fils du Président brésilien, Eduardo Bolsonaro, et par la suite, engagé dans la campagne de Javier Milei. Cerimedo organise des « live » en ligne pour diffuser son analyse, auxquels les participants aux campements assistent collectivement. La presse estime que le 4 novembre 2022, 415 000 personnes se sont connectées pour écouter son intervention sur la chaîne qu’il dirige, la Derecha Diário (Valfré et al., 2022). Selon Cerimedo, les urnes électroniques peuvent être divisées en deux catégories : un modèle contrôlé, construit après 2020 ; un modèle antérieur à 2020, décrit comme non contrôlable et qui n’aurait donc pas été testé avant l’élection de 2022. Cerimedo se concentre sur les seules villes de moins de 100 000 habitants et entend montrer, sur la base d’une analyse statistique, que les urnes antérieures à 2020 sont davantage favorables à Lula et ont, de ce fait, sans doute été manipulées. Il pointe des « irrégularités » comme la croissance du nombre d’urnes où Lula recueille 100% des voix entre le premier et le second tour, en particulier dans les communautés indigènes.

L’argumentation de Cerimedo a donné lieu à plusieurs critiques issues de chercheurs, de la presse et de la Justice électorale. Ces acteurs soulignent les fausses prémisses du rapport et les corrélations factices qu’il établit (Mali, 2022). L’impossibilité de contrôler les urnes antérieures à 2020 est contesté, le TSE affirmant avoir réalisé des tests sur toutes les machines sur la base du tirage au sort des sections électorales. Les contradicteurs rappellent également la régularité du comportement électoral, en comparant avec les scrutins antérieurs, pour les sections où se situent les urnes dites problématiques, invalidant donc le constat d’« irrégularités ». C’est notamment le cas des urnes où 100% des électeurs choisissent un même candidat, qui correspondent surtout aux villages indigènes, aux prisons et aux communautés quilombolas, c’est-à-dire des territoires réunissant des descendants d’esclaves en fuite. Enfin, il est reproché à Cerimedo de négliger l’ancrage local des forces politiques et la répartition différenciée des deux modèles d’urnes, celles construites après 2020 ayant surtout été installées à proximité des grandes villes.

Mais le rapport de Cerimedo n’avait pas pour objectif de produire un document en direction des institutions, au premier titre la justice électorale. Ses interventions et publications ont essentiellement circulé dans les milieux bolsonaristes et visaient d’abord à alimenter les mobilisations dans les rues. L’interprétation de Cerimedo est relayée dans les messages WhatsApp échangés par les contestataires, comme l’illustre celui que nous avons reçu le 7 novembre 2022, d’un réserviste de l’armée de terre :

« Ils ont utilisé des urnes fabriquées en 2020 et des urnes avant 2020. Les nouvelles peuvent être auditées. Les anciennes, non. Les anciennes ont été envoyées principalement dans les villes de l’intérieur du Nordeste. Ces vieilles urnes apparaissent dans leur majorité avec zéro vote pour Bolsonaro dans les sections. Dans les neuves, cela n’arrive pas » (message WhatsApp du 7 novembre 2022).

Ce premier argument, consistant à déduire des incohérences à partir de l’analyse statistique, est combiné à un second, reposant sur l’impossibilité de prouver que des irrégularités n’ont pas eu lieu. Ce registre est mobilisé par les secteurs militaires favorables à Jair Bolsonaro.

 B. Jouer avec l’ambiguïté : le doute comme preuve

La contestation de l’élection a fortement engagé les milieux militaires. Les contestataires se sont réunis, deux mois durant, devant les quartiers généraux pour appeler l’armée à déposer le Président nouvellement élu au nom de l’article 142 de la Constitution. Cet article confère aux forces armées un rôle de « défense de la patrie, de garantie des pouvoirs constitutionnels et, sur leur initiative, de défense de la loi et de l’ordre ». En outre, à Rio, les réservistes ont joué un rôle de premier plan dans le campement de la place Duc de Caxias, composé de tentes et d’une cuisine improvisée, ainsi que dans l’organisation quotidienne de la mobilisation (Sa Vilas Boas, 2023). Enfin, alors que des représentants des trois armées ont intégré la Commission de transparence des élections en charge du contrôle du processus électoral, le rapport que le ministère de la Défense diffuse, quelques jours après le second tour du scrutin présidentiel, alimente le doute sur la fiabilité des urnes. Publié le 9 novembre et signé par le ministre de la Défense, Paulo Sérgio Nogueira de Oliveira, le rapport ne constate aucune anomalie mais n’écarte pas l’hypothèse que le scrutin ait pu en être entaché. Le document débute par une présentation de ce qui est décrit comme une restriction des données mises à disposition du groupe d’experts militaires :

« Il est important de souligner que le TSE a limité l’accès au système, ce qui a généré des difficultés pour l’analyse du code source, listées ci-dessous :

  1. L’autorisation accordée a porté sur les seules analyses statistiques, c’est-à-dire qu’il a été impossible d’exécuter les codes source, fait qui a eu pour conséquence la non-compréhension de la séquence d’exécution de chaque partie du système, tout comme le fonctionnement du système comme un tout. L’accès au code source a été réalisé par les ordinateurs du TSE. Chaque équipement avait une copie du code source. Le TSE n’a autorisé l’accès à la salle d’inspection par les techniciens qu’avec papier et stylo.
  2. L’autorisation d’accès au système de contrôle des versions du SEV [système électronique de votation] n’a pas été accordée, rendant impossible la comparaison de la version compilée avec la version contrôlée et, également, rendant impossible l’évaluation de la correspondance entre les codes source. Cela signifie qu’il n’y a pas de certitude que le code présent dans les urnes est exactement celui qui a été vérifié.
  3. Nous n’avons pas eu accès au software développé par des tiers et référencé dans le code source, ce qui a limité notre compréhension du système sous contrôle.
  4. Les restrictions au contrôle dans le cadre de l’analyse ont rendu difficile l’inspection d’un système complexe qui possède près de 17 millions de lignes de code source.

Aussi, compte tenu des limites citées et face à la complexité du système, l’analyse de l’équipe technique a été limitée au contrôle visuel, restreignant beaucoup la capacité de l’Équipe des forces armées de contrôle et d’audit du système électronique de votation (EFASEV) d’identifier un problème de sécurité » (Ministério da Defesa, 2022a, p.3).

Le rapport conclut à l’impossible exclusion d’une anomalie :

« Sur le volet des mécanismes de contrôle du système au moment de la votation, l’incapacité du Test d’intégrité et du Projet Pilote avec biométrie à reproduire, fidèlement, les conditions normales d’utilisation des urnes électroniques testées ne permet pas d’affirmer que le SEV est exempt de l’influence d’un éventuel code malicieux qui puisse altérer son fonctionnement » (Ministério da Defesa, 2022a, p. 21).

Ce rapport est suivi de la publication d’un communiqué sur le site du ministère de la Défense, le 10 novembre 2022, intitulé « le rapport des Forces armées n’exclut pas la possibilité de fraude ou l’inconsistance des urnes électroniques dans le processus électoral de 2022 ». Ce communiqué évoque l’urgence d’un nouveau contrôle : « 

« Le ministère de la Défense a demandé, en urgence, la réalisation d’une recherche technique sur le déroulement de la compilation du code source et une analyse minutieuse des codes qui ont effectivement été exécutés dans les urnes électroniques en créant pour cela une commission spécifique de techniciens renommés (Ministerio da Defesa, 2022b).

En maintenant le doute sur le déroulement du scrutin, ce rapport est reçu, par les participants des occupations, comme une preuve de la fraude. L’hypothèse d’un code malicieux ou d’une anomalie des urnes n’ayant pas été écartée par les forces armées, elle est vue comme valide par les bolsonaristes et alimente les appels au renversement du Président nouvellement élu. Une vidéo, transmise par un militant de la place Duc De Caxias sur WhatsApp, l’illustre. Elle met en scène un homme mobilisé sur le campement de Brasilia, qui se filme en gros plan mais avec une faible luminosité si bien qu’on le distingue à peine :

« C’est la vidéo du jour. Que peut-on dire ? L’armée, quand elle identifie des inconsistances, elle n’a pas à faire l’enquête. C’est la Police fédérale qui doit faire l’enquête, car c’est un crime fédéral. L’armée a fait un rapport technique très censé et a dit : il y a des inconsistances. Un scrutin électoral ne peut pas avoir des inconsistances, c’est la loi […]. Alexandre de Moraes [ministre de la Cour Suprême], s’il n’ouvre pas un processus d’enquête, sur demande du Président du PL [parti Libéral], il court le risque de réaliser un crime de lèse-patrie et là, l’armée va entrer. Donc l’armée a fait son travail, c’est parfait, et il nous appartient, au parti et à nous, de continuer la pression dans la rue, pour donner du soutien au parti » (Vidéo, le 11 novembre 2022).

Cette interprétation illustre un élément central de la contestation, c’est-à-dire l’imbrication entre l’action institutionnelle et la contestation sociale. Le troisième tour engage une confrontation que les bolsonaristes entendent déployer sur plusieurs scènes. Dans l’espace institutionnel d’abord puisque tant le ministère de la Défense que le Parti Libéral, auquel Jair Bolsonaro est affilié en 2022, sollicitent une enquête sur le scrutin. Dans l’espace des mobilisations ensuite, afin que la contestation dans les rues pèse sur les rapports de force institutionnels, dans la lignée des répertoires utilisés pour les destitutions présidentielles (Hochstetler, 2006). Sur la scène internationale enfin, afin d’obtenir une légitimation internationale de la contestation.

III. LE MONDE ENTIER MOBILISE CONTRE LA FRAUDE

Pour appuyer leur contestation, les bolsonaristes ont appelé les observateurs étrangers à soutenir leur cause, en particulier les Brésiliens installés à l’étranger et les alliés de droite conservatrice et radicale. La sollicitation de réseaux transnationaux a alimenté, chez les participants à l’occupation de Rio, la croyance en l’existence d’une mobilisation généralisée à l’échelle internationale contre le drame de la « dictature » brésilienne. Cette représentation a nourri leur adhésion à un dénouement violent, c’est-à-dire une intervention militaire, envisagée comme nécessaire pour répondre à l’autoritarisme supposé du régime.

A. Se penser soutenu par tous

La contestation de l’élection a été alimentée par l’échange permanent de courtes vidéos d’électeurs bolsonaristes se filmant dans les mobilisations pour exprimer leur indignation. Ces vidéos ont régulièrement impliqué des militants à l’esthétique indigène, dont le témoignage devait accréditer les thèses relatives à la faille des urnes antérieures à 2020. Selon un participant à l’occupation de Rio, ancien militaire de la Marine, l’interconnaissance dans les villages indigènes permet d’identifier un éventuel détournement du vote, conférant aux témoignages de ces électeurs un poids spécifique dans la dénonciation[6]. Parmi ces contenus, on compte une vidéo où une femme, au visage teint en rouge et avec une coiffe de plumes, énonce :

« Je suis de Manicoré, en Amazonie, et je suis très révoltée, car je viens de recevoir une demande d’aide de ma famille, de mes proches qui vivent dans cette municipalité, Manicoré dans l’Etat d’Amazonas. Le 22 [numéro de Bolsonaro] a reçu 0 votes là-bas, 0 votes et la population…j’ai des vidéos de la manifestation, la manifestation en voiture que les gens ont organisée pour Bolsonaro. Donc le peuple me demande : ‘tu es à Brasilia : demande où est notre vote car il n’y a rien, 22, rien » (Vidéo du 7 novembre 2022).

Selon les résultats électoraux, Jair Bolsonaro a reçu 34,68 % des voix au premier tour et 30,91 % des voix au second dans cette ville. Mais indépendamment de la (non) véracité de ce témoignage, ces contenus doivent permettre d’enrôler des acteurs étrangers et internationaux, parmi lesquels les ONG de défense des populations indigènes. Le 17 novembre, un texte envoyé sur les réseaux WhatsApp par le réserviste de l’armée de terre précité insiste sur les réactions internationales observées ou attendues :

« Voici les autres faits que les manifestations ont générés :

[…] 2. Les huées et insultes du peuple brésilien de NY [New York] contre les ministres sont l’un des sujets les plus vus et commentés dans le monde, qui montrent l’absence de prestige de la Cour Suprême au Brésil.

3. Les cris contre Lula voleur à Interlagos ont parcouru le monde, dans un évènement mondial.

[…] 6. Les indiens ont rejoint le mouvement et ont attiré l’attention des ONG et de la Cour des Droits de l’Homme de l’ONU » (Message WhatsApp du 17 novembre 2022). 

Par ailleurs, les participants de l’occupation de Rio ont régulièrement échangé des vidéos de mobilisations réalisées à l’étranger, en particulier aux États-Unis et au Portugal, deux pays où l’immigration brésilienne est importante et où les droites radicales et extrêmes entretiennent des liens avec les bolsonaristes. Les participants lisent ces mobilisations à l’aune du récit qu’ils font de leur engagement. Pour une fidèle évangélique à la retraite, les manifestations réalisées à l’étranger relèvent, comme à Rio, de la mobilisation spontanée du « peuple » et traduisent la saine indignation d’électeurs et d’observateurs conscients que la réélection d’un « voleur » à la tête du Brésil est impossible[7].

L’ensemble de ces contenus participe à la construction d’un imaginaire de mobilisation nationale et internationale contre une fraude vue comme évidente au Brésil et à l’étranger. Ils alimentent l’action collective en reposant sur des témoignages d’indignation et de contestation. Parce qu’ils reposent sur le citoyen « ordinaire », qui n’aurait pas d’autres intérêts que la recherche du « dire vrai » (Hastings, 2009) et le bien commun, ces contenus sont envisagés, par les participants à l’occupation de Rio, comme une source d’information valide, et ce d’autant plus qu’ils corroborent leurs conceptions du scrutin. Ces témoignages ont ainsi contribué à la continuité de la mobilisation, dont la « réussite » était régulièrement annoncée, mais continuellement repoussée.

B. Un renversement imminent

Si la contestation du scrutin a été alimentée par les rapports et les témoignages précités, elle l’a également été par l’annonce régulière d’une issue « heureuse », c’est-à-dire une intervention militaire. A Rio, sur la place Duc de Caxias où s’est déroulée l’occupation, cette annonce a pris plusieurs formes. Le plus souvent, elle passait par des rumeurs que les participants partageaient à voix basse. Fin novembre, un chef d’une petite entreprise, âgé de plus de soixante ans, m’indique à l’oreille que les militaires brésiliens ont bloqué les ports du pays pour empêcher l’exportation des produits agricoles vers l’Europe, qui se trouvera donc fragilisée en matière de sécurité alimentaire et sera dépendante du Brésil. Il poursuit en évoquant une rumeur sur la mort prochaine de Lula, le 19 décembre tout en précisant s’être porté volontaire dans une brigade de surveillance[8]. Quelques jours plus tard, un militant d’une organisation catholique traditionaliste fait allusion à un militaire appelé par l’armée pour une mission qu’il qualifie de « sensible » en lien avec l’occupation mais refuse d’en dire plus[9]. Ces rumeurs se doublent d’une attitude de suspicion entre participants, en particulier pour celles et ceux qui ne participent que ponctuellement à l’occupation et ne sont donc pas connus des permanents du campement. En janvier, quelques jours avant l’invasion des institutions fédérales, une femme de plus de 70 ans, présente tous les jours sur la place, indique à sa voisine qu’il « faut se taire sur la place car les gens écoutent ce qui se dit »[10]. Des photos et vidéos des participants sont d’ailleurs régulièrement prises par un « service de surveillance » pour identifier d’éventuels « infiltrés ».

Mais ces rumeurs ne résultent pas seulement de discussions informelles et de l’atmosphère suspicieuse qui règne sur la place. Elles sont construites par les annonces publiques des organisateurs. Ainsi, quelques jours avant les vacances de Noël, un intervenant au micro indique que les efforts des participants porteront bientôt leur fruit, qu’ils ne « dépasseront pas 50 jours et qu’il y aura très bientôt une issue heureuse, qu’ils sont sur le chemin de la victoire »[11].

Intervention militaire, assassinat de Lula, disparition du représentant du PT : les participants évoquent une série d’hypothèses qui donnent du sens à la poursuite de l’engagement dans la contestation du scrutin. La violence est au cœur des solutions envisagées pour rétablir une situation jugée frauduleuse. Mais en l’absence de concrétisation de ces rumeurs, après la prise de fonction de Lula au 1er janvier 2023, certains contestataires venus de l’ensemble du pays ont tenté de renverser le pouvoir le 8 janvier 2023 dans une action collective annoncée sur les réseaux sociaux. Le 7 janvier 2023, une vidéo transmise sur Whatsapp diffuse des images de l’occupation de la résidence présidentielle au Sri Lanka, en juillet 2022, avec en fond, une voix qui appelle à « prendre Brasilia ». Si la réaction institutionnelle à cette action collective a mis fin à la mobilisation post-électorale et plus généralement, à la contestation du scrutin, elle n’a pas invalidé, aux yeux de nombre d’électeurs bolsonaristes, la certitude de la fraude.

***

La contestation du scrutin présidentiel de 2022 au Brésil illustre la manière dont la fraude est mobilisée comme répertoire d’action pour infléchir le résultat d’un scrutin, sans d’autres preuves que la seule dénonciation. Mais pour les soutiens de Jair Bolsonaro, cette dénonciation est d’autant plus recevable qu’elle s’inscrit dans une histoire longue d’accusation de fraude au Brésil et que des contestations électorales émaillent régulièrement les scrutins des voisins latino-américains, en particulier dans les pays où la polarisation politique est forte et/ou le système démocratique est fragile voire inexistant. La mobilisation de ce répertoire permet en retour aux bolsonaristes de rattacher le régime brésilien à l’autoritarisme et de justifier leurs appels à un dénouement par la force, c’est-à-dire une intervention militaire.

En 2022, la dénonciation de la fraude est avant tout passée par la mise en doute de la technique électorale et de son possible détournement informatique. Ce questionnement a pris la forme d’une discussion sur les modèles d’urnes par Fernando Cerimedo, et sur l’impossible affirmation de l’inexistence d’un code malicieux, pour l’armée. Ces prises de position ont été d’autant plus efficaces dans les milieux bolsonaristes que la connaissance des systèmes informatiques est, de manière générale, limitée au sein de l’électorat et que des cas localisés de failles des urnes attestent, ponctuellement, des limites de la technique.

Mais en dehors des arguments évoqués pour prouver la fraude, la contestation post-électorale de 2022 peut être envisagée comme un « troisième tour », visant à déplacer la confrontation politique dans les rues et à enrôler des alliés transnationaux. Pour contourner les mécanismes institutionnels et légaux de résolution des conflits, les bolsonaristes ont valorisé une « démocratie directe », centrée sur l’occupation de places, afin de légitimer un coup d’Etat. Toutefois, la faible répercussion de la contestation, en dehors des milieux d’extrême droite à l’étranger, a limité la construction sociale de la fraude par les milieux bolsonaristes.

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Valfré Vinicius et al., 2022. “Live que distorce informações sobre urnas é assistida por 415 mil pessoas”, tnonline, le 4 novembre 2022, https://tnonline.uol.com.br/noticias/politica/live-que-distorce-informacoes-sobre-urnas-e-assistida-por-415-mil-pessoas-

[1] Relatif à Rio de Janeiro.

[2] La justice électorale est représentée par le Tribunal Supérieur Electorale (TSE), les Tribunaux régionaux électoraux (TRE) dans chaque Etat de la fédération, les juges et les assemblées électorales (Art. 11 de la Constitution de 1988). Le TSE est créé en 1932 tandis que les tribunaux régionaux sont instaurés à partir de 1945. Ils ont en charge la définition des règles électorales par le biais d’instructions ayant force de loi, l’organisation administrative des élections, le contrôle des comptes de campagnes, le jugement en première instance, des contentieux électoraux et la définition des sanctions en cas de non- respect de la législation électorale (art. 1 du code électoral de 1965).

[3] https://www.justicaeleitoral.jus.br/urna-eletronica/historico-das-fraudes-nas-eleicoes.html

[4] L’opération Lava Jato désigne le groupe de travail formé en mars 2014 et composée d’une équipe de procureurs. Elle enquête sur le possible détournement d’argent dans le cadre de marchés publics engageant des entreprises du secteur de l’énergie. En 2019, ce « scandale » avait donné lieu à 285 condamnations d’élus, de représentants de partis et de représentants d’entreprises, parmi lesquels des élus du PT, du PP et d’autres partis politiques.

[5] L’opération Lava Jato est à l’origine de la condamnation de Lula à 12 ans d’emprisonnement en 2018 par le juge Sergio Moro. Lula est remis en liberté en novembre 2019 et les condamnations sont annulées par la Cour Suprême en 2021, en raison d’un questionnement sur la transparence du procès après que le journal d’investigation, Intercept, eût révélé en 2019, des échanges entre le juge Moro et le procureur Deltan Dallagnol jetant le doute sur leur impartialité.

[6] Notes de terrain, 11 novembre 2022.

[7] Notes de terrain, le 14 novembre 2022.

[8] Notes de terrain, le 22 novembre 2022.

[9] Notes de terrain, le 11 décembre 2022.

[10] Notes de terrain, le 5 janvier 2023.

[11] Notes de terrain, le 17 décembre 2022.

L’autrice :

Marie-Hélène SA VILAS BOAS est maîtresse de conférence en Science politique à l’Université Côte d’Azur