Le droit international et les peuples nomades :
entre silence et victimisation
Jérémie Gilbert
Résumé
Cet article analyse les évolutions du droit international relatives aux droits des peuples mobiles et nomades. Il présente d’abord un panorama détaillé de la situation juridique de ces communautés, en soulignant l’urgence d’un engagement international adapté à leurs réalités. L’article propose ensuite une analyse critique de la réponse du droit international face aux violations subies par ces groupes, en mettant en évidence les limites d’une approche centrée exclusivement sur les droits des peuples autochtones mobiles. Le rapport de 2024 du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, axé sur la mobilité, constitue une exception notable en droit international. En règle générale, les peuples nomades restent largement invisibles dans ce système juridique, qui tend soit à les ignorer, soit à les marginaliser en privilégiant des normes favorisant la sédentarité.
Abstract
This article analyzes developments in international law relating to the rights of mobile and nomadic peoples. It begins by presenting a detailed overview of the legal situation of these communities, highlighting the urgent need for international engagement that is adapted to their realities. The article then offers a critical analysis of the response of international law to the violations suffered by these groups, highlighting the limitations of an approach focused exclusively on the rights of mobile indigenous peoples. The 2024 report of the United Nations Special Rapporteur on the rights of indigenous peoples, which focuses on mobility, is a notable exception in international law. As a general rule, nomadic peoples remain largely invisible in this legal system, which tends either to ignore them or to marginalize them by favoring norms that promote sedentary lifestyles.
Citer cet article
Gilbert, Jérémie. 2025. « Le droit international et les peuples nomades : entre silence et victimisation ». Nomopolis 3.
INTRODUCTION
Cet article analyse les évolutions du droit international relatives aux droits des peuples mobiles et nomades. Il présente d’abord un panorama détaillé de la situation juridique de ces communautés, en soulignant l’urgence d’un engagement international adapté à leurs réalités. L’article propose ensuite une analyse critique de la réponse du droit international face aux violations subies par ces groupes, en mettant en évidence les limites d’une approche centrée exclusivement sur les droits des peuples autochtones mobiles. Le rapport de 2024 du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, axé sur la mobilité, constitue une exception notable en droit international. En règle générale, les peuples nomades restent largement invisibles dans ce système juridique, qui tend soit à les ignorer, soit à les marginaliser en privilégiant des normes favorisant la sédentarité.
Historiquement, les peuples nomades ont vu leurs espaces de mobilité réduits au profit de sociétés sédentaires. Le droit international a contribué à cette perte en s’appuyant sur des règles territoriales valorisant la sédentarité. La définition des droits des États, centrée sur des critères tels qu’une population stable et des frontières fixes, a désavantagé les peuples nomades, dont le mode de vie ne correspond pas à ces critères (Moretti 2006 ; Meier 2020 :69-74). Cette conception a conduit à leur exclusion du champ du droit international. Cependant, l’évolution récente du droit international, notamment à travers la reconnaissance progressive des droits des peuples autochtones, commence à prendre en compte les droits fondamentaux des peuples mobiles et à reconnaître la légitimité d’une utilisation non exclusivement sédentaire du territoire. Néanmoins ces avancées, comme le souligne le rapport de 2024 du Rapporteur spécial, demeurent très limitées.
Avant d’aborder la revue du droit international, il est nécessaire de clarifier deux aspects sémantiques fondamentaux pour contextualiser l’analyse. Le premier concerne la terminologie de la « mobilité ». Dans cette édition spéciale et dans le rapport du Rapporteur spécial, le terme « mobilité » est privilégié à « nomadisme » afin d’éviter les stéréotypes associés au nomadisme, souvent perçu comme obsolète ou synonyme de déracinement. En revanche, « mobilité » met en avant une adaptation sophistiquée plutôt qu’une absence de foyer ou de lien à la terre. Cependant, cet article utilise également les termes « nomade » et « nomadique » pour souligner que, pour certains peuples, le nomadisme reste une composante essentielle de leur vie socio-économique et culturelle, malgré la répression et les stéréotypes persistants.
Le deuxième point concerne l’approche centrée uniquement sur les « peuples autochtones », qui risque d’exclure des groupes mobiles et nomades non reconnus comme tels. Cette problématique s’inscrit dans les débats plus larges relatifs à la définition des peuples autochtones, un sujet qui a entravé de nombreuses avancées en matière des droits des peuples autochtones depuis plusieurs décennies. De nombreux gouvernements, notamment ceux où vivent d’importantes populations mobiles ou nomades, s’opposent à cette définition, affirmant qu’il n’existe pas de peuples autochtones dans leurs États, et que la notion de peuple autochtone est eurocentrée. Par conséquent, de nombreux peuples mobiles et nomades sont exclus de la catégorie des peuples autochtones. Par exemple, les communautés qui maintiennent un mode de vie mobile et saisonnier en Mongolie ne sont pas reconnues comme peuples autochtones. Le gouvernement de Mongolie, ainsi que plusieurs institutions internationales telles que la Banque mondiale, ont refusé cette reconnaissance, limitant ainsi leur accès au droit international (Ahearn and al. 2025 ; Dovchin and Dovchin 2024). De même, le gouvernement Indien a refusé de reconnaître de nombreuses communautés nomadiques qui vivent en Inde comme peuples autochtones (Bokhil 2002 ; Naryanan, Sinha and Sowmyaa 2020). Un autre exemple controversé concerne les groupes issus des mouvements Roms, Tsiganes et Gypsies, qui ne sont pas considérés comme peuples autochtones (James and Southern 2019 ; Howarth 2022). Bien que l’autoidentification soit un principe central dans le droit international pour définir les peuples autochtones, de nombreux États et institutions internationales continuent d’exclure les populations mobiles et nomades de cette catégorie. Ces exemples illustrent que, dans la pratique, la définition actuelle des peuples autochtones et des peuples mobiles exclut de nombreux groupes vivant dans des situations de mobilité culturelle, ancestrale ou saisonnière, les privant ainsi de la protection du droit international.
Bien que ces réflexions servent principalement à introduire les concepts mobilisés dans cet article, qui porte sur l’évolution du droit international, elles mettent en lumière la complexité et les controverses inhérentes à l’analyse du statut des peuples mobiles en droit international. Dès le départ, les questions de définition et de catégorisation constituent des obstacles majeurs à l’accès au droit international pour ces groupes, et soulignent aussi les biais sédentaires du droit international et de ses acteurs.
I. TOUR D’HORIZON : LA SITUATION DES PEUPLES NOMADES
De manière générale, à travers le monde, les peuples nomades font face à de nombreuses discriminations et violations de leur droits. Bien qu’il soit difficile de fournir une estimation précise du nombre de peuples nomades dans le monde, leurs modes de vie basés sur la mobilité sont en danger, le nomadisme lui-même étant menacé d’extinction. Les peuples mobiles sont généralement soumis à la pression du monde sédentaire prédominant en ce qui concerne la mobilité, l’accès aux ressources en eau, le contrôle des ressources naturelles et les itinéraires de migration.
Les données et analyses comparatives concernant les communautés nomades demeurent rares, car les études sont souvent limitées à des contextes spécifiques. Néanmoins, les peuples autochtones mobiles rencontrent fréquemment des difficultés similaires, notamment la perte d’accès aux territoires permettant la mobilité. Les politiques de développement privilégient généralement les modes d’exploitation sédentaires, tels que l’agriculture, l’exploitation minière et l’élevage commercial. Dans ce contexte, les gouvernements perçoivent souvent les territoires des peuples nomades comme vastes et sous-développés. En raison de leur mode de vie basé sur la mobilité, les droits de propriété foncière et d’accès aux ressources naturelles de ces populations ne sont ni reconnus ni protégés. Dans la plupart des pays, la législation est élaborée par et pour les populations sédentaires, exigeant un domicile permanent pour l’obtention de droits fonciers et de propriété.
De plus de nombreuses communautés nomades sont confrontées à une discrimination systémique de la part des institutions publiques, qui se traduit souvent par un manque d’accès à la citoyenneté ou par une classification en tant que citoyens ‘secondaires’. En outre, de nombreuses communautés nomades sont confrontées à des formes systématiques de discrimination, de stéréotypes et de stigmatisation. La discrimination à l’encontre des peuples nomades et mobiles est généralement répandue dans tous les domaines de la vie publique et privée, y compris l’accès aux lieux publics, à l’éducation, à l’emploi, aux services de santé et au logement. Cette discrimination généralisée entraîne souvent une grave marginalisation économique et une ségrégation sociale. La discrimination à l’égard des communautés nomades et mobiles est particulièrement perceptible à travers le manque d’accès aux services publics essentiels tels que la santé et l’éducation. Les populations nomades n’ont généralement qu’un accès limité aux établissements de santé publics, ce qui les rend vulnérables de manière disproportionnée aux maladies infectieuses. L’absence de soins de santé primaires se traduit par un état de santé très médiocre, un taux de morbidité et de mortalité élevé et des taux de mortalité maternelle bien plus élevés dans les communautés nomades que dans le reste de la population (Sangare and al. 2021). L’accès à l’éducation est un autre secteur où les communautés nomades sont confrontées à une marginalisation extrême (Ali 2019). De nombreuses communautés nomades n’ont pas accès à l’éducation formelle ou à la scolarisation, et de nombreux gouvernements ont adopté la « solution » consistant à placer les enfants dans des établissements d’enseignement « spécialisés » (Gardelle and Zhao 2019). La ségrégation scolaire est souvent pratiquée à l’encontre des communautés mobiles et nomades (Dyer 2006).
Plus généralement, le manque d’accès aux services est souvent lié aux politiques de sédentarisation. La sédentarisation forcée ou imposée est un problème commun aux groupes nomades et semi-nomades. Bien que la sédentarisation puisse être le résultat d’un processus volontaire, elle est souvent la conséquence de politiques gouvernementales ou de législations qui rendent le nomadisme illégal ou impossible. L’assimilation des populations nomades dans la société sédentaire reste un objectif gouvernemental central dans la plupart des pays. La sédentarisation est aussi souvent la conséquence de politiques gouvernementales induites, telles que la scolarisation des enfants ou la fourniture de services sociaux et de santé. Les programmes de sédentarisation sont souvent justifiés par les gouvernements par la promesse d’avantages socio-économiques, mais ces services se matérialisent rarement, ce qui conduit les communautés nomades à une plus grande marginalisation (Koot and Hitchcock 2019).
Un autre problème important auquel sont confrontées certaines communautés nomades concerne l’augmentation de la violence. La dichotomie entre les populations sédentaires et mobiles est souvent à l’origine de conflits violents. Par exemple, le rapport de la Commission internationale d’enquête sur le Darfour a souligné que l’une des principales raisons du conflit dans la région du Darfour était « la concurrence entre diverses tribus, en particulier entre les tribus sédentaires et les tribus nomades, pour les ressources naturelles en raison de la désertification » (Commission internationale d’enquête sur le Darfour 2005, p. 57). Dans l’ensemble du Sahel et dans de nombreuses régions d’Afrique de! l’Ouest et de l’Est, le cycle de violence entre éleveurs et agriculteurs s’est aggravé. Le Sahel est le théâtre de migrations nomades permanentes à la recherche de pâturages, qui ont souvent donné lieu à des confrontations violentes entre les communautés d’éleveurs nomades et les communautés d’agriculteurs sédentaires. Cette situation est souvent due à la rareté des ressources, notamment en raison de l’aggravation des sécheresses, des changements climatiques, de la croissance rapide de la population et de la dégradation de l’environnement, qui entraînent une concurrence accrue entre les éleveurs et les agriculteurs pour l’accès à la terre, à l’eau et à d’autres ressources. Le changement climatique a conduit de nombreux éleveurs à modifier leurs itinéraires de transhumance à la recherche de nouveaux pâturages, les obligeant à parcourir de plus grandes distances pour trouver des pâturages et des sources d’eau, ce qui crée une pression intense sur les ressources (Tugjamba, Walkerden, and Miller 2023, p. 28). Les changements climatiques et la dégradation accélérée de l’environnement touchent plus directement les communautés nomades, car ils affectent leurs cycles de vie et l’utilisation des ressources (Ahmed, Iqbal, and Antahal 2023).
II. DROIT INTERNATIONAL, NOMADISME ET MOBILITÉ : UNE DISCRIMINATION HISTORIQUE
Malgré une situation généralisée de violation des droits fondamentaux, de discrimination et de conditions socio-économiques précaires, les peuples nomades restent invisibles en droit international. Le cadre juridique international contemporain est fortement marqué par son évolution historique. Historiquement, le droit international a été une force extrêmement négative et oppressive contre le nomadisme et la mobilité, notamment durant la période de colonisations menées par les États européens qui a été fondatrice de nombreux principes territoriaux du droit. La plupart des peuples nomades étaient généralement considérés juridiquement comme « non civilisés », ce qui a conduit à considérer leurs territoires comme « vides » ou ouverts à la colonisation en vertu de la fiction raciste de la terra nullius (Gilbert 2007). À cet égard le droit international, en valorisant les règles territoriales basées sur des concepts articulés autour du principe de « l’occupation effective », a contribué à la victimisation des peuples nomades. Ces règles de doit se sont largement inspirées de penseurs européens tels que Locke, qui ont défendu ce que l’on peut appeler le « critère de la culture » ou « l’argument agricole ». L’ « argument agricole » implique que seule la culture de la terre peut être considérée comme une occupation « appropriée » de la terre, et que seule l’agriculture peut être considérée comme la base d’un véritable système foncier. L’ « argument agricole » a eu un impact énorme sur le droit international, infusant un droit qui favorise une approche sédentarisée du territoire. Cet héritage est encore largement visible de nos jours, car dans le monde entier la plupart des législations nationales ne reconnaissent pas les droits à la terre et aux ressources naturelles des communautés nomades.
En termes de droit international, ce n’est qu’en 1975 que la Cour internationale de justice, dans son avis consultatif sur le statut du Sahara occidental, a implicitement réexaminé la position du droit international vis-à-vis des peuples nomades en reconnaissant leur possible existence juridique. Néanmoins, cette reconnaissance n’a pas entraîné de changements significatifs dans l’approche juridique dominante, car le droit international reste toujours très silencieux sur les droits des peuples nomades, un silence qui favorise une approche juridique sédentaire au droit international. De manière générale les règles juridiques internationales en matière de territoire sont toujours très sédentarisées en ne prenant pas en compte l’utilisation mobile et non exclusive des terres et des ressources naturelles. Les normes internationales reposent sur l’idée que les frontières et les sujets de droit sont stables dans l’espace, c’est un système juridique centré sur les États, eux-mêmes définis par une population sédentaire, un territoire fixe et un gouvernement stable. Les cadres juridiques internationaux peinent encore à pleinement intégrer les besoins et droits des populations mobiles, avec un droit international qui reste largement sédentaire dans ses fondements et dans la façon dont il définit ses sujets et règle les droits et obligations. Néanmoins, comme il en a été fait mention dans l’introduction, certains domaines du droit international, notamment dans le domaine des droits humains, cherchent à dépasser cette vision en développant une approche spécifique pour les peuples nomades.
III. DROITS HUMAINS : DE TIMIDES AVANCÉES LIMITÉES AUX DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES
Malgré la situation généralisée de discrimination soulignée dans la première partie de cet article, l’invisibilité des peuples nomades et mobiles se reflète aussi en doit international des droits humains. Aucun traité relatif aux droits humains ne mentionne spécifiquement le nomadisme ou la mobilité, et aucun organe international de défense des droits humains n’a affirmé de manière positive le droit de mener un mode de vie nomade ou mobile. Les institutions internationales des droits humains ont abordé la question des peuples nomades et mobile de manière très marginale, avec seulement quelques déclarations généralement non contraignantes de la part des organes de surveillance des traités internationaux relatifs aux droits humains. Par exemple, bien que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale ait souligné à plusieurs reprises la nécessité pour les États d’accorder une attention particulière à la situation spécifique des populations nomades, en général, les institutions des droits humains ne se sont pas penchées sur les violations spécifiques auxquelles les populations nomades sont confrontées à travers monde. Dans l’ensemble, hormis quelques déclarations générales de certains organes de surveillance de la Charte des Nations unies concernant la situation spécifique de certains groupes, il n’y a pas eu de soutien approprié et systématique à la situation critique des peuples nomades et mobiles dans le cadre du droit international relatif aux droits humains. Les organes des Nations unies chargés des droits humains n’ont que très peu considéré les peuples nomades comme des « sujets » du droit international des droits humains qui méritent une attention transversale et systématique.[1].
La seule exception émerge sous la bannière des droits des peuples autochtones, et notamment la Convention 169 sur les peuples indigènes et tribaux (1989) de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) qui, dans son article 14 concernant les droits fonciers, souligne qu’ une « attention particulière doit être portée à cet égard à la situation des peuples nomades et des agriculteurs itinérants. » Néanmoins, dans la pratique cet article n’a pas entrainé de conséquences notables sur l’évolution du droit international, et est resté un article assez ineffectif (Larsen and Gilbert 2020). De manière générale, la situation spécifique des peuples autochtones mobiles et nomades est restée assez invisible, cela se reflète notamment dans le fait que la Déclaration des Nations Unies sur les droits des Peuples autochtones ne mentionne aucunement la mobilité ou le nomadisme. À ce titre, le rapport du rapporteur spécial de 2024 offre une rare première étude se focalisant sur la situation spécifique des peuples autochtones mobiles qui souligne l’urgence d’adapter les cadres légaux et politiques à la réalité des autonomies mobiles.
Néanmoins comme il a déjà été souligné dans l’introduction, cette timide première reconnaissance de la situation spécifique des peuples autochtones mobiles comporte des limitations inhérentes, liées à la difficulté rencontrée par de nombreux peuples nomades à être reconnus comme peoples autochtones. Il est donc important de déterminer si les peuples mobiles peuvent aspirer à être reconnus comme peuples autochtones. Bien qu’il n’existe pas de définition officiellement contraignante en droit international, les définitions de travail proposées par l’ONU, l’OIT et la Banque mondiale sont généralement considérées comme faisant autorité. Ces définitions se basent sur un mélange de critères « objectifs », tels que la « continuité historique », et de critères « subjectifs », principalement l’autoidentification. Quatre caractéristiques sont notamment communes à toutes ces définitions : (i) les peuples autochtones sont les descendants des premiers habitants des territoires colonisés par des étrangers ; (ii) les peuples autochtones ont des cultures distinctes, qui les différencient de la société dominante ; (iii) ils ont un fort sentiment d’identité propre et un attachement profond à leurs territoires ancestraux ; et (iv) ils ont connu l’asservissement, la marginalisation, la dépossession, l’exclusion ou la discrimination. La plupart des peuples nomades pourraient répondre à ces critères : ils ont souvent précédé l’État dans lequel ils vivent; ils ont un attachement profond à leurs territoires ancestraux; ils ont un fort sentiment d’identité propre et vivent souvent en marge des systèmes politiques et économiques dominants. La plupart des peuples nomades ont un attachement profond à leurs territoires ancestraux en raison de leur engagement envers une culture et une identité pastorales, cynégétiques ou cueilleuses mobiles. De même la plupart des peuples nomades sont des communautés qui vivent dans une situation de non-domination vivant souvent en marge des systèmes politiques et économiques dominants en raison de leur base économique non agricole et de leur identité culturelle traditionnelle. Ainsi, au regard de ces critères, la situation des peuples nomades correspondrait à la définition des peuples autochtones en droit international.
Cependant, l’assimilation des peuples nomades aux peuples autochtones pourrait présenter certaines limites. Tout le régime de protection des peuples autochtones repose sur la notion de continuité : les peuples autochtones sont les peuples qui étaient là avant l’État, et qui sont toujours là. Cette notion de continuité sur un territoire spécifique pourrait être restrictive pour les communautés nomades du fait de leur mobilité qui est souvent perçu comme ne constituant pas un attachement à un territoire défini. De plus, le concept d’autochtonie est lié à l’idée d’être les premiers habitants d’un lieu, et là encore, ce concept est restrictif pour de nombreuses communautés nomades qui sont peut-être présentes depuis très longtemps, mais qui ont pour tradition de partager l’utilisation du territoire avec d’autres sociétés sédentaires. La plupart des communautés nomades n’ont pas l’usage exclusif d’un territoire spécifique. Des études historiques, sociologiques et anthropologiques ont décrit des schémas migratoires complexes pour de nombreuses communautés pastorales nomades, ce qui pourrait aller à l’encontre de la notion d’autochtonie. La question a par exemple été soulevée dans le contexte des Masaï en Afrique de l’Est. L’affirmation de la priorité dans le temps et de l’occupation continue de territoires spécifiques pourrait donc s’avérer difficile pour certaines communautés nomades.
De plus, le cadre juridique relatif aux peoples autochtones repose sur la protection et la reconnaissance des communautés ethniques, religieuses et linguistiques. Si, dans la plupart des cas, il est vrai que le nomadisme est lié à des questions d’ethnicité, de religion ou de langue, car la plupart des communautés nomades constituent un groupe ethnique, religieux ou linguistique spécifique, ces « marqueurs » ne sont pas toujours adéquats. Pour de nombreux peuples mobiles et nomades, l’un des principaux identifiants culturels est en fait leur statut de nomades. La mobilité et le nomadisme semblent être un aspect très important de leur identité, tant pour eux-mêmes que pour le reste de la société, qui identifie principalement les nomades en fonction de leur nomadisme plutôt que de leur religion ou de leur appartenance ethnique. À cet égard, il existe clairement un manque d’attention de la part du droit international sur la question du nomadisme et de la mobilité et sur la manière dont les droits protégés par les différents instruments pourraient inclure le nomadisme et la mobilité et promouvoir une identité nomade. Il faut toutefois noter que la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales, dont l’article premier évoque les communautés nomades et semi-nomades.[2] A ce titre, la déclaration s’applique explicitement aux personnes engagées dans la production agricole à petite échelle, y compris l’élevage et le pastoralisme, qui dépendent de la terre, de l’eau et des ressources naturelles pour leur subsistance. Néanmoins, comme le titre de cette déclaration l’indique cela ne concerne que l’aspect ‘paysan’ ou travailleurs rurales du nomadisme. De plus, la plupart des États n’ont pas intégré les normes de la déclaration dans leur législation nationale, et il n’existe aucun mécanisme international permettant de contrôler ou d’exiger leur respect. Donc manière générale, il n’existe pas encore en droit international, un droit positif pour les peuples nomades un droit à maintenir un mode de vie mobile, nomade. Le droit relatif aux droits humains ne reconnaît pas encore explicitement le droit à la mobilité dans le cadre du nomadisme. À l’avenir, une attention thématique particulière accordée par les institutions des Nations Unies chargées des droits humains à la situation des peuples nomades permettrait de mieux comprendre la nécessité du développement d’un corpus juridique spécialement dédié au droits des peuples mobiles et nomades.
CONCLUSION
Dans l’ensemble, le droit international ignore largement les préoccupations et les droits des peuples nomades et mobiles. Historiquement, il a même agi comme une force défavorable, imposant aux peuples mobiles un système qui valorise la sédentarité et la stabilité des frontières. Cette préférence pour la sédentarité a récemment été remise en question, le droit international mettant désormais davantage l’accent sur les droits fondamentaux des individus plutôt que sur le seul pouvoir de l’État à contrôler son territoire. Pourtant, le droit international des droits humains reste muet sur la situation spécifique des peuples nomades, et aucun traité ne leur accorde de droits particuliers. Portés par les principes d’universalité, de non-discrimination et d’égalité, les droits humains commencent timidement à reconnaître la nécessité de s’intéresser à la réalité singulière des peuples nomades, notamment à travers les avancées concernant les peuples autochtones. Cependant, comme analysé dans cet article, cette focalisation sur les droits des peuples autochtones laisse de côté ceux qui, en raison de la complexité politique de leur reconnaissance, n’ont pas accès à ce statut.
L’invisibilité des peuples nomades et mobiles en droit international s’explique notamment par le fait que les groupes nomades sont souvent sous-représentés dans les processus d’élaboration du droit international, ce qui les rend invisibles dans la plupart des politiques internationales. Les communautés nomades, souvent marginalisées sur le plan sociopolitique et caractérisées par une grande hétérogénéité et dispersion, ne disposent pas d’un pouvoir de représentation unifié à l’échelle internationale. Cette situation entraîne une quasi-absence des peuples nomades dans les instances représentatives du droit international. Une exception notable concerne les peuples pastoraux, l’ONU ayant proclamé 2026 « année internationale des pâturages et des pasteurs » afin de mettre en avant la préservation du pastoralisme, des écosystèmes liés à la mobilité et des innovations en gestion durable des peuples pastoraux nomades et mobiles.
Face à la dégradation accélérée de l’environnement et à la course effrénée des changements climatiques, il est essentiel de rappeler que le nomadisme et la mobilité offrent des réponses ingénieuses et durables au stress environnemental. Ces modes de vie, en harmonie avec les rythmes de la nature, encouragent une gestion attentive et respectueuse des ressources et des cycles écologiques. Loin d’être des vestiges du passé condamnés à disparaître, les sociétés nomades démontrent aujourd’hui que la mobilité, alliée à une utilisation cyclique et réfléchie des ressources, incarne une voie d’avenir. Le droit international pourrait alors devenir un levier puissant pour reconnaître et valoriser les droits des peuples nomades, dont la disparition menacerait non seulement la diversité humaine, mais aussi l’équilibre écologique de la planète.
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[1] Une revue systématique des recommandations et autres déclarations du système Onusien a été entreprise par l’auteur lors de la publication du livre Nomadic Peoples and Human Rights (Routledge, 2014).
[2] Voir article 1 (3) : « La présente Déclaration s’applique également aux peuples autochtones et aux communautés locales travaillant la terre, aux communautés transhumantes, nomades et semi-nomades et aux paysans sans terres pratiquant les activités susmentionnées. »
Author :
Jérémie GILBERT est Professeur en justice sociale et écologique à l’université de Southampton au Royaume-Uni. Ses travaux se portent sur l’interaction entre les droits humains, la justice écologique et les droits de la nature, ses principales recherches portant sur le droit des peuples autochtones, en particulier leurs droits à la terre et aux ressources naturelles

